B
aru clôture dans une quasi-indifférence regrettable sa trilogie-mémoire avec Tre. L’histoire de l’émigration italienne en France, en Lorraine tout particulièrement est couplée avec une introspection sympathique sur les limites de l’écriture mémorielle. Œuvre hybride mélangeant factuel, fiction, auto-fiction et autobiographie, Bella Ciao est un trésor narratif dans lequel l’auteur des Quéquette blues a mis tout son amour pour les siens : les présents, les disparus et les oubliés.
La construction scénaristique alternant souvenirs personnels, faits réels (ou presque) et racontars récoltés dans la communauté continue de plus belle. Après les deux Guerres mondiales, la majorité du récit se concentre sur la deuxième moitié du XXe siècle. Les hauts-fourneaux tournent à plein régime durant les Trente Glorieuses, avant de s’éteindre une fois la reconstruction de la France actée. Chez les «Ritals», la vieille génération de métallos voit son mode de vie une fois de plus bouleversé, tandis que l’intégration des jeunes fait s’estomper chaque jour un peu plus les racines transalpines et le goût du vrai risotto (une recette est incluse).
Souci du détail, imprécision des réminiscences arrachées à des vieillards chancelants, évocation de traditions aussi amusantes que stigmatisantes, échanges animés ou nostalgiques autour d’un verre ou d’un bon petit plat, Baru creuse toujours et encore son sujet. Au fil des pages, il affine un synopsis qu’il est parfois forcé de réécrire après avoir appris une énième variation d’une anecdote inlassablement répétée. Le choix entre la véracité et la légende est parfois dur à faire.
Sensibilité extrême, dessins léchés, couleurs lumineuses et une foule d’idées de mise en scène, Bella Ciao est une réussite à tous les points de vue. Comprendre d’où viennent les autres, accepter son héritage (aussi encombrant qu'il soit), ouvrir les yeux aux différences et si c’était le secret pour mieux vivre ensemble ?
Dans ce dernier tome de la série, on retrouve d’abord Teo, enfant ; il apporte sa gamelle à son père qui travaille à l’usine toute proche des cités où vit la famille, quand il double son poste (faire les 16h00 était monnaie courante). Le dessin de BARU magnifie les lieux, c’est beau une usine et la coulée du haut fourneau. C’est aussi dangereux et effrayant pour un enfant, et si ça servait de leçon pour aller voir ailleurs en étudiant, pour ne pas y finir ses jours de père en fils comme c’était souvent l’usage, sauf à être rattrapé par les fermetures qui commenceront à la fin des années 60 dans le Pays Haut lorrain. Sans oublier que le travail peut aussi tuer. Plus tard, Teo a 14 ans, au bar du quartier, l’humour franchouillard à l’encontre des soldats italiens sévit (leurs camions ont une marche avant et cinq marches arrières, qui n’a pas entendu cette vanne ?), parfois ça peut rapporter un gros nez surtout quand on tombe sur un des frères Faedo. Transition qui permet d’évoquer à nouveau l’histoire et le combat des Italiens lors de la grande guerre, près de 3500 tombes en témoignent à Bligny dans la Marne. Ultime pied de nez : le dernier survivant des poilus de 14, Lazare Ponticelli est né en Italie ... Autres images d’un passé pas si lointain : nos aînés lorsqu’ils s’affrontaient avec des voix tonitruantes à la Morra et l’arrivée de l’eau courante à l’évier. Puis c’est l’histoire plus récente de Francesco Nardi, immigré clandestin, accueilli néanmoins avec bienveillance (Au début des années 50 la France a tellement besoin de main d’œuvre à la mine et dans les usines). Mais son rêve est d’être son propre patron, rêve qu’il réalisera en conduisant son beau taxi bienaimé.
Toujours la présence de l’auteur, qui tour à tour enquête sur la mort accidentelle d’un ouvrier, rend hommage à Lazzaro Ponticelli, interviewe le François, évoque Emmanuel Todd et ses théories sur la transmission familiale égalitaire ou non comme déterminant sociologique, pour finir en dégustant le risotto aux cèpes chez Sylvie et Claude (c’est touchant). Et pour finir, encore de très belles pages sur l’usine, qui cette fois sera réduite en cendre car devenue inutile. Une, deux ou trois générations d’immigrés y auront souvent travaillés, cela aura permis l’intégration à en devenir transparent, sublime et dernier hommage aux immigrés italiens qui ont tout donné pour devenir Français.
Merci Hervé (trois fois) pour cette dernière page de mémoire collective, qui parlera à tous les Ritals, mais pas que.
"Bella Ciao", suite et fin.
Baru aura livré, au long de ces trois tomes, un témoignage touchant doublé d’une réflexion intelligente et sensible sur l’espérance, l'opiniâtreté et la résignation qu’il faut, générations après générations, pour enfin devenir « invisible » aux yeux de la société quand on est étranger, et ce, quel que soit son pays d’origine.
La forme est un peu décousue et le dessin parfois trop stylisé mais le message est fort et généreux. A lire absolument.