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aru en 1877, L’assommoir est le septième volume des Rougon-Macquart, la grande œuvre naturaliste d’Émile Zola. Énorme succès et scandale à l’époque, l’implacable déchéance de Gervaise Macquart et la peinture sans concession du monde ouvrier faites par le romancier avait choqué, autant à droite qu’à gauche. Trop vulgaire pour certains, trop pessimiste pour les autres, le texte fit date. 2022, Mathieu Solal et Xavier Bernoud imaginent une adaptation contemporaine de ce drame humain ultime. La question étant évidemment de savoir si les propos de Zola demeurent valides dans la société française du XXIe siècle. La réponse est oui, malheureusement, et ce n’est pas une bonne nouvelle.
Exit la blanchisserie et les manœuvres de chantier, les femmes sont maintenant esthéticiennes ou font partie d’une force de vente dans le luxe, tandis que les hommes sont devenus auto-entrepreneur ou coach de vie. Travailler plus pour gagner plus, être un winner ou simplement pouvoir vivre dignement. En cas de fin de mois difficile, il y a des moyens pratiques afin de se renflouer et rester au top de son game. Tout le monde est partant pour un apéro ce soir ? Plus ça change et rien ne change.
Tout en ayant été forcés de simplifier les intrigues par manque d’espace, les scénariste ont su garder intact le cœur de la trame du roman original. Si les âmes sont faibles par moments, c’est surtout le système qui est sans pitié. Crédit facile, pression des pairs, globalisation et uberisation rampante, les pièges et les tentations sont partout. Gare à celles et à ceux qui y succomberont !
Grand habitué du côté sépulcral de la réussite économique, Emmanuel Moynot était tout indiqué pour mettre en image ce conte universel. No direction, L’original, la morosité mortifère des aliénations du quotidien et les perdants magnifiques, il connaît la musique. Découpage serré au plus près des protagonistes, mise en page classique et tendue, le dessinateur s’en tire honorablement, voire mieux, même si quelques plans larges auraient certainement apporté un peu de répit et de respiration à la narration. Au centre des débats, la lente décrépitude morale et physique des personnages, Gervaise en premier lieu, est montrée avec une acuité froide et directe. Les esprits sombrent dans l’alcool et les corps s’affaissent implacablement au fil des pages. Le résultat est frissonnant de ressenti.
Superbe modernisation d’un titre majeur de la littérature, L’assommoir version 2.0 est une réussite à tous les points de vue. Caractères intelligemment transposés dans la réalité d’aujourd’hui, scénario toujours d’actualité et cet éternel sentiment d’impuissance et l’absence de toute porte de sortie honorable sont toujours bien présents cent cinquante ans après. Dont acte.
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