D
ans le cabinet des curiosités du patrimoine de la science-fiction mondiale, voici un artefact assez inhabituel : R.U.R.. Il s'agit d'une pièce d'un auteur tchécoslovaque, Karel Čapek, montée pour la première fois en 1921. Cette fable dystopique possède une aura particulière parce qu'elle est à l'origine d'un mot qui fait, depuis, partie du langage courant : robot. Pourtant, il n'est jamais question de machine dans le sens qui est désormais associé à ce terme. En effet, ce récit fait écho à une autre angoisse, typique de cette époque, née de la standardisation industrielle telle qu'imaginée sur les lignes de production révolutionnaires d'Henry Ford, théorisée par le taylorisme et moquée par Charlie Chaplin dans Les Temps Modernes.
La R.U.R., ou Rossum's Universal Robots, est une usine qui possède le monopole de la fabrication d'êtres synthétiques. Elle inonde le monde de centaines de milliers d'androïdes destinés à réaliser les tâches les plus ingrates ou ennuyeuses. Les différents modèles qui composent son catalogue sont conçus pour un maximum d'efficacité. Tout ce qui ne sert pas à leur fonction a été supprimé. Physiquement plus fort que leurs créateurs, leur programme est réduit à la portion congrue. Ils ne réfléchissent pas. Ils ne ressentent pas la peur, le plaisir ou l'envie. Ils ne peuvent aimer ou haïr. Ils sont parfaits selon Domin, le directeur. Ils ne sont que des outils, parfaitement adaptés à leur usage. Aucun risque qu'ils se révoltent, ils ne possèdent aucune volonté, corps inanimés dépourvu d'âme. De plus, ils sont dotés d'une durée de vie limitée à vingt ans.
Tout est sous contrôle.
Ainsi libérée de toute activité laborieuse, l'Humanité pourra, à terme, vivre une vie de plaisir.
En essentialisant l'ouvrier à un objet qui produit un service, ne lui laissant un aspect humanoïde que par confort, R.U.R. développe une critique acerbe de la standardisation des tâches. Avec le recul, cette dystopie paraît sans doute un peu naïve. La philosophie défendue par les responsables relève d'un étrange mélange de cynisme et d'idéalisme béat. Le monde a sans doute pris un chemin très différent et la satire ne possède plus le mordant qu'elle possédait à l'origine. Elle conserve pourtant une vraie pertinence par certains aspects de son interrogation de la séparation entre une élite incapable de travailler de ses mains et une force de travail réduite à une nature de sous-homme. Un siècle plus tard, quelques passages glaçants démontrent qu'à une ou deux variables près, les problèmes n'ont guère changé.
L'adaptation est signée par Katerina Cupová, jeune prodige tchèque. Son style élégant et coloré apporte une certaine légèreté aux planches, jouant habilement des couleurs pour distiller une ambiance complexe dans un récit où l'optimisme béat de quelques-uns les empêche de réaliser l'impasse dans laquelle ils se sont précipités. Malheureusement, il est extrêmement difficile de transcrire du théâtre en bande dessinée. Le rythme et la narration reposent avant tout sur des dialogues et une contrainte spatiale imposée par la scène, qui influence fortement les interactions entre les personnages. Katerina Cupová s'en sort parfois avec brio. Elle échoue à d'autres moments, n'offrant qu'un groupe de personnages plantés artificiellement dans un décor, sans naturel ou dynamisme. Au final, cet ouvrage rétrofuturiste singulier ne se contente pas d'imaginer un futur alternatif reposant sur des craintes devenues partiellement caduques. Il démontre à quel point les idéologies ne font que ripoliner la façade, sans rien changer fondamentalement.
Cette version audio de la chronique vous est proposée par BLYND.
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