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ui l'eut cru ? Waldo Trigo, l'avocat retiré des affaires, est le fameux John Doe qui suscite tant de curiosité de par son talent littéraire éclos dans le magazine Gentlemind. Afin de rentabiliser au maximum ce succès, la propriétaire Gina Powell décide de broder une histoire dans l'histoire. Cependant, le principal intéressé n'est pas du même avis et le signifie en prenant ses cliques et ses claques.
Suite et fin de ce très intéressant diptyque avec au menu : les revers de la réussite, les soubresauts des politiques internationales, les trahisons fatales, les conflits d'égo et les amours perdus. Les points forts de cette série sont donc nombreux et peuvent se résumer ainsi : une ampleur thématique maitrisée et une ambiance noire relativement bien réussie. Le contexte politique, culturel et social est très présent en arrière-fond. Les personnages vieillissent pages après pages dans ce scénario, il faut l'avouer, exigeant, avec des ellipses et une alternance fréquente des focus sur les nombreux acteurs. De juin 1945 à décembre 1975, ce sont trente années d'évolution des États-Unis mais aussi de changement du monde vus à travers le prisme de Gentlemind. Juan Diaz Canales et Teresa Valero passent en revue le domaine de la presse écrite populaire en faisant le portrait d'une société en mutation, d'une époque mais, surtout, d'une femme moderne et libre.
Le dessin vintage très stylisé de Antonio Lapone se révèle toujours aussi impressionnant : tout en angles, foisonnant et expressif, notamment avec ces couvertures de magazines, ces silhouettes élégantes, les décors et costumes réalisés avec minutie, sans oublier les couleurs aux tons soutenus et contrastés qui donnent de l'éclat à chaque planche. Une réelle personnalité se dégage.
Une lecture riche et exigeante qui pourra laisser quelques lecteurs sur le côté. Pour les autres, c'est un vrai plaisir de par l'ambition du sujet, grandement renforcé par le traitement graphique original et osé.
Lire la chronique du tome 1.
Il est certain que le dessin d'Antonio Lapone ne fera pas l'unanimité. Il est exagérément anguleux et extrêmement chargé. Il s'en dégage parfois une impression de fouillis visuel pas toujours agréable.
La mise en couleur plutôt terreuse - hormis les rouges - est utilisée comme un simple élément graphique. Elle est belle mais n'aide pas à distinguer convenablement les différents plans des cases.
En clair, la lisibilité a été délibérément négligée et c'est un choix assumé de l'auteur. On adhère ou pas.
Pour autant le rythme et l'énergie débordent des pages et donnent un souffle certain au récit. Cette densité permet de restituer les ambiances effervescentes des rédactions de presse périodique de cette époque, de l'après-guerre au milieu des 70's. C'est ce que nous montre le scénariste, l'excellent Juan Diaz Canales : même les magazines de divertissement comme "Gentlemind" n'ont pu ignorer les douloureux bouleversements sociaux qui ont agité les Etats-Unis. On le voit à travers les nombreuses couvertures qui jalonnent l'album et résument à elles seules ces 3 décennies bouillonnantes qui auront emporté avec elles les restes d'un monde masculin, blanc, conservateur et bien pensant. L'amorce du changement à venir se dessine (littéralement) à la une de toutes ces revues ; jusqu'à la conclusion que j'ai trouvé efficace et réussie. C'est un travail d'écriture très fin, ambitieux et intelligent.
Cela dit je reconnais que je n'ai pas retrouvé le même plaisir que pour l'épisode 1, surtout à cause de certains personnages, devenus aigris et antipathiques, que je ne suis pas arrivé à cerner.
Il me semble malgré tout que les qualités l'emportent sur les défauts. C'est une BD au thème singulier, traité de façon très originale, qui mérite largement qu'on s'y attarde.