G
abriel semble être un jeune homme comme les autres. Cet étudiant aux beaux-arts aime faire la fête, ne crache pas sur un petit joint de temps en temps... Rien que de très banal. Mais il lui arrive de surprendre des silhouettes qui paraissent le surveiller. Il saisit des bribes de conversations qui le concernent, sans qu'il puisse distinguer d'où elles proviennent.
Il souffre de schizophrénie.
Lorsque les symptômes empirent, il est pris en charge par les services psychiatriques et commence pour lui une lente descente aux enfers, à jongler entre des traitements qui le soulagent mais l'assomment ou essayer de gérer lui-même ses hallucinations, quitte à basculer.
La maladie mentale reste un sujet délicat. Elle reste rarement abordée dans la bande dessinée, ou simplement comme un alibi pour une intrigue et pas pour ce qu'elle est fondamentalement. L'auteur, Emmanuel Temps, dont c'est le premier livre, tente de décrire les mécanismes destructeurs qui sont à l’œuvre et de les raconter par l'intermédiaire de celui qui en souffre : son frère aîné. Au fil des pages, il décrit les carences du système de santé. Obtenir un bon traitement relève pratiquement de la loterie. Certains médecins sont ouverts aux thérapies modernes, alors qu'une majorité reste fidèle à une prise en charge "qui a fait ses preuves" à coups de camisole chimique et d'internement, au mépris la détresse des patients.
Cet album ne se veut pas un ouvrage militant. C'est avant tout un hommage rendu à un proche qui s'est débattu avec cette pathologie. C'est aussi un rappel plus discret de l'impact sur les familles, impuissantes et perdues. Le propos est pudique, digne et utile parce qu'il rappelle que, contrairement aux idées reçues, le plus grand danger n'est pas pour les autres, mais bien pour la personne souffrant de ce trouble. Reste qu'au-delà d'une démarche louable, l'ensemble paraît parfois un peu scolaire. S'il est évident que l'auteur voulait à tout prix éviter de sombrer dans le pathos, il tombe parfois dans l'excès inverse. Sa proximité avec le sujet explique certainement la difficulté à conserver la bonne distance. Gabriel est tout en pudeur, touchant dans sa manière subtile d'intégrer des toiles peintes par le personnage principal, mais trop lisse et propre pour convaincre totalement.
Cet album porte le nom d'un ange. Pourtant il raconte une descente aux enfers, celle de Gabriel, le grand frère de l'auteur, artiste peintre prometteur qui mit fin à ses jours en 2012 après avoir combattu en vain sa schizophrénie. Emmanuel Temps signe chez Des ronds dans L’O une première bande dessinée bouleversante qui est à la fois un hommage poignant et une sensibilisation à une maladie mentale dont on ignore souvent tout.
L’histoire commence donc alors que Gabriel part faire la fête avec sa copine et ses amis. Mais il fait un « bad trip » après avoir consommé de la drogue dans cette rave- party. Et c’est le début de beaucoup d’autres … En effet, cet incident se double d’autres manifestations perturbantes pour le protagoniste comme pour le lecteur : il raconte à son père que des silhouettes semblent le surveiller, qu’il entend des bribes de conversations à son propos sans qu’il puisse distinguer d’où elles émanent. Gabriel a des délires de persécution, des hallucinations. Il souffre de schizophrénie…
Cette entrée « in medias res » fait ressentir abruptement au lecteur le choc qui a dû être celui de l’entourage du héros. Le désarroi devant la soudaine « transformation » d’un être qu’on pensait connaître et qu’on est impuissant à aider, à soulager. La narration est cependant effectuée par le biais de Gabriel pour qu’on puisse se mettre dans la peau du patient et des errances médicales subies. Emmanuel Temps évoque en effet les traitements qui assomment ou soulagent, les protocoles novateurs parfois abandonnés, alors qu’ils fonctionnent, au profit de traitements « éprouvés » internement et camisole chimique éprouvants pour le patient et ses proches. Il égratigne au passage le mythe de l’artiste génial et maudit car lorsqu’il est en crise, Gabriel ne peint plus, Gabriel n’a plus d’inspiration et son désespoir est immense…
Le scénariste qui est aussi storyboarder au cinéma utilise un découpage immersif. Son dessin est quasi clinique : sans fioritures, sans arrières plans souvent, se focalisant sur les personnages et souvent sur les expressions en gros plans et le jeu de regards et de non-dits. Il est remarquable dans sa pudeur : structuré et épuré dans des nuances de gris qui permettent de transmettre les changements d’humeur du héros et suggèrent la morosité, la décoloration progressive du quotidien au fur et à mesure de l’évolution de la maladie.
Masi cette monochromie sert aussi d’écrin aux œuvres de Gabriel : Emmanuel Temps les insère dans le récit et on y perçoit la joie de vivre, la maitrise et la talent du jeune artiste qui en émanent. Le contraste avec le reste du récit en devient parlant sans être démonstratif. En effet, ce n’est pas un ouvrage militant. L’auteur ne condamne ni les uns ni les autres ; il réalise un portrait de ce frère disparu trop tôt qui lui manque terriblement depuis dix ans. Ce récit personnel est extrêmement lucide et empathique à la fois. Il permet au lecteur de comprendre et partager la détresse du patient et de ses proches. Il combat dignement les préjugés en rappelant que la schizophrénie (dont souffrent 23 millions de personnes dans le monde) est avant tout dangereuse pour le patient lui-même et pas pour les autres comme on a tendance à le croire. La maladie mentale reste un sujet extrêmement délicat à aborder. Il ne souffre ni complaisance, ni édulcoration. Trouver le juste équilibre est complexe. Or, il semble que pour sa première œuvre Emmanuel Temps y soit parvenu. Ce livre, vous vous en doutez, m’a bouleversée et je le conseille à tous à partir de 14 ans.