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ne story sur Insta, une playlist sur Spotify, une vidéo sur Youtube, quelques messages Whatsapp, un rapide check de sa boîte mail... tel est le quotidien de Franck qui vit les yeux rivés sur son écran, comme tous ses semblables. C'est alors qu'un coup de tonnerre survient, littéralement, grillant simultanément son portable et son ordinateur. Déconnexion immédiate ! Il dépose ses appareils au service après-vente d'une célèbre marque à la pomme qui lui annonce un délai de deux à dix jours pour la réparation. C'est long... très long. Pour ce freelance en manque de projets, c'est le début d'une désintox numérique brutale. Il se rend compte à quel point il se retrouve isolé de ses contemporains.
Cette cure inattendue devient alors pour lui l'opportunité de se reconnecter à un univers qu'il avait progressivement délaissé : son imagination. Enfermé dans son appartement, il se surprend à se laisser porter. S'il quitte son lit pour aller à la cuisine, il dévie inconsciemment vers les cadres qui pendent au mur, et il se souvient d'une anecdote, digresse sur tel film qu'il a aimé, sur la discussion que ce dernier a suscitée avec son ex, dont l'image lui revient sans cesse à l'esprit, s'invitant dans ses vagabondages. Plus d'agenda à respecter, plus de passages éclairs sur Facebook pendant le trajet du salon vers la machine à café. C'est du temps libéré, des interstices de quelques secondes qui s'ouvrent, dégageant des minutes, des heures où s'engouffre l'ennui. Associés, corps et l'âme s'activent, les rouages du cerveau se mettent à tourner. C'est tout un voyage immobile qu'entame le personnage principal, tour à tour philosophe, aventurier, Robert Smith, autre lui-même... tout est prétexte à réfléchir.
Au départ de cette bande dessinée, il y a un ouvrage de Xavier le Maistre, écrivain savoyard qui y racontait comment il meubla le confinement qui lui fut imposé... en 1794, lorsque ce duelliste fut condamné à quarante jours de mise aux arrêts à la citadelle de Turin. Que ce récit ait trouvé un écho en cette période étrange n'est pas étonnant. Il est par contre intéressant que Sagar et Aurélie Herrou n'aient pas choisi la facilité de prendre le prétexte du Covid-19 pour lancer leur récit. Le sujet n'est en effet pas l'enfermement, mais l'ouverture possible lorsque l'esprit est libéré de tout ce qui le distrait. Le cerveau de Franck croule sous les sollicitations, stimulé en permanence par une avalanche de contenus. Lorsque le flux s'arrête, il retrouve du temps disponible qu'il met à profit.
Qu'un récit autobiographique de la fin du XVIIIème siècle trouve un écho aussi vivace plus de deux cents ans plus tard en dit long sur le dilemme intérieur que décrit ce Voyage autour de ma chambre. Avec légèreté, les auteurs transposent habilement cette odyssée dans un monde où la technologie bride l'imagination. Il est cependant dommage qu'un décalage s'installe entre certains monologues du personnage, qui semblent issus directement du texte original, et le langage d'un jeune homme de son époque. Peut-être aurait-il suffi d'utiliser comme artifice que le personnage principal trouve le livre dans sa bibliothèque et que celui-ci serve de fil rouge.
Jamais moralisatrice, cette bande dessinée rappelle les bienfaits de l'imagination et de la paresse. L'ennui est salvateur, parce qu'il oblige l'esprit à trouver des mécanismes pour le contrer, sans que cela ne rime nécessairement avec de l'agitation et la consommation frénétique. Quelle que soit la durée du temps passé sur les réseaux sociaux, l'erreur est de l'opposer à celle qui pourrait être investir dans d'autres activités, plus nobles ou plus "utiles". Ce n'est pas une denrée à valoriser. Il faudrait au contraire la consacrer à soi, à se poser, à rêver, à être et pas pour se remplir.
Perdons du temps. Ne cherchons pas à le valoriser et l'optimiser. Gâchons-le !
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