A
lgérie, base aérienne de Colomb-Béchar. Laurent s’apprête à prendre place à bord d’un Constellation qui l’emmènera vers Marseille, avec sa mère et ses frères et sœurs. Le père reste sur place, à cause de son travail : il est pilote dans l’armée. C’est un vol de rapatriement de ressortissants français. Quelques mois plus tôt, les accords d’Évian ont mis fin officiellement à la guerre et au statut de colonie du pays, mais a exacerbé les violences. Attentats, sabotages et exactions sont quotidiens. La population est terrorisée et organise comme elle le peut son retour ou son départ vers la France, pays dont beaucoup ne connaissent que le nom et quelques clichés éculés. Le commandant de bord s’inquiète du survol d’Oran et d’Alger. Laurent déborde de vitalité et est ravi qu’un homme à l’aspect débonnaire lui prête une aventure de Buck Danny. Béatrice de Lunac, soi-disant comtesse et tenancière d’un bordel de luxe, prête main-forte à madame Valnoy, dépassée par sa marmaille. Un instituteur, un jeune médecin, des anonymes, tous les passagers sont fatigués et soucieux de l’avenir. Les regards disent adieu à la terre algérienne à travers le hublot. « Je te jure qu’on reviendra » dit-on, sans vraiment y croire. Mais la tristesse et l’amertume ne seront pas les seuls compagnons de ces voyageurs hagards.
Peu de temps avant sa disparition en 2017, Patrick Jusseaume (Tramp) avait proposé à Jean-Laurent Truc (journaliste et créateur de ligneclaire.info) d’écrire un scénario à partir du vol qu’il effectua au début du mois de juillet 1962 – il n’avait alors que dix ans – qui l’emmenait vers la France, sa famille étant contrainte de quitter ce territoire qui n’était plus un département français mais un État indépendant. L’injonction de se poser à Oran, où les réservoirs de pétrole, cibles de l’OAS, flambaient dans la nuit, la perspective d’être abandonné dans cette ville inconnue et la décision prise par le commandant de bord de désobéir et de rejoindre Marseille, radio coupée, marquèrent l’enfant. Quelques éléments fictionnels, mais cohérents avec le contexte historique et les enjeux qui le caractérisaient, ajoutés aux souvenirs, donnent naissance à Non-retour. La maladie ayant emporté Patrick Jusseaume, Olivier Mangin (Intox) lui succède et assure le dessin de l’album.
Le huis clos est toujours un exercice risqué, car la lecture peut en être étouffante. Ça n’est pas le cas ici dans la mesure où les rebondissements sont nombreux et bien agencés, des pauses sont ménagées pour approfondir les interactions entre les personnages et plusieurs retours en arrière, nécessaires à la compréhension de l’intrigue, sont ménagés au fil de l’album. Le lecteur est pris dans cette toile complexe de tensions, qui se déclinent aux niveaux collectif et individuel, spéculant l’avenir de tous et le présent de chacun. Risques, audace et courage s’opposent à égoïsme, cynisme et lâcheté. Mis en images par un graphisme réaliste et expressif, Non-retour est un thriller de fort belle facture qui éclaire, avec pertinence et pudeur, un épisode tragique de notre histoire contemporaine. Il offre un instant compassionnel à celles et ceux qui sont partis « une main derrière, l’autre devant ».
Contexte historique pesant, thriller aérien, de bons ingrédients pour un album fort en émotion. Jean-Laurent Truc s’inspire d’un souvenir d’enfance pour écrire cette histoire qu’il propose à Patrick Jusseaume (Tramp). Le dessinateur n’aura le temps de storyboarder que quelques planches (visibles en fin d’album) avant de disparaître. C’est Olivier Magnin qui relève le défi avec brio.
Un album plein de suspens donc, on partage l’angoisse des passagers de cet avion qui quitte un pays pour un autre sans trop savoir lequel est le leur. D’autant que tout le monde n’a pas que de bonnes intentions dans cet avion….