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Sherlock Time

16/04/2021 6030 visiteurs 8.0/10 (1 note)

U n jour de 1958, un jeune Italien prétentieux lâcha à Alberto Breccia qu'il était une pute et qu'il valait beaucoup mieux que les travaux purement alimentaires qu'il accumulait. Le dessinateur fut vexé. Il ne pouvait pourtant pas donner tort à ce blanc-bec. Peu sûr de lui, il multipliait en effet les commandes, travaux d'illustrations à la chaine et séries médiocres aux signatures interchangeables...

Il fallut une rencontre décisive avec un scénariste fantasque pour mettre un terme à ce gâchis. Avec Hector Oesterheld, ce fut un coup de foudre amical et artistique. Ce fut surtout le début d'une collaboration féconde qui débuta avec Sherlock Time. Cette série est d'ailleurs considérée par Breccia comme son premier travail digne d'intérêt. Stimulé par des intrigues baroques et étranges, il commença à mener des expérimentations graphiques, telles que l'usage d'effets stroboscopiques, la dilution ou les mélanges d'encres, qui deviendront indissociables de son style. Il osa également des cases abstraites pour traduire l'indicible. Plus généralement, il avait enfin trouvé le terrain de jeu idéal pour exprimer son goût pour le grotesque.

Sous les yeux du lecteur, un artiste génial est en train de naître.

À bien des égards, ces récits restent mineurs. Le concept est simple, basé sur de courtes histoires à mi-chemin entre fantastique et science-fiction. Julio Luna, un jeune retraité en quête de sérénité acquiert un manoir inquiétant et y fait la connaissance de Sherlock Time, un détective spatio-temporel. Le brave homme se retrouve dans les ennuis jusqu'au cou, souvent du fait des manigances de son ami, qui surgit immanquablement au moment opportun pour le sauver. Les auteurs ne se limitent pas à exploiter mécaniquement un canevas usé jusqu'à la corde. Ils choisissent un ton résolument impertinent, parfois à la limite du parodique. Ils se jouent des attentes du lecteur, par exemple en ne montrant jamais les scènes les plus spectaculaires, le narrateur ayant la fâcheuse habitude de perdre connaissance en plein climax. Comment ne pas aussi s'amuser de cette tendance à imputer les décès à des syncopes ?

D'une certaine manière, Sherlock Time représente un prototype. Il est difficile de ne pas y voir la matrice de Mort Cinder, qui reprend les mêmes ingrédients, mais avec plus de maîtrise. À chaque fois, un personnage rationnel et banal est associé à un être peut-être humain... ou un peu plus pour résoudre de mystérieuses affaires. Tout ce qui fait le génie du maître argentin est déjà présent. L'histoire inaugurale, La goutte frappe déjà par la capacité du dessinateur à générer un sentiment de malaise, voire de peur, qui n'est pas sans rappeler son travail bien plus tardif sur Edgar Allan Poe (Le cœur révélateur).

Même si Sherlock Time est relativement anecdotique, sa lecture reste très plaisante. Elle possède le charme désuet de son époque. Le principal problème lorsqu'il s'agit d'éditer Alberto Breccia repose sur la difficulté réaliser un travail éditorial à la hauteur. Planches perdues ou endommagées, il faut se rabattre sur ce qui subsiste. L'impression est ici très sombre et il est évident que la finesse du trait est perdue. Il est donc frustrant de se retrouver avec un livre qui ne peut pas faire justice au matériel original. Faute mieux, il faut bien s'en contenter...

Et pour en revenir à ce blanc-bec provocateur, un certain Hugo Pratt soit dit en passant, lorsqu'il vit les premières planches de La goutte, il déclara, ébloui, "Tu m'as tué".

Par T. Cauvin
Moyenne des chroniqueurs
8.0

Informations sur l'album

Sherlock Time

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