D
ans l'histoire complexe de la bande dessinée, il existe une branche oubliée, celle des graveurs. Ces auteurs, parmi lesquels Frans Masereel, Giacomo Patri, Otto Nückel et Lynd Ward, ont pourtant laissé un héritage essentiel : les novels in woodcuts, précurseurs des romans graphiques, réalisés, non pas sur papier, mais sur bois. Originaire du Moyen-âge, cette tradition connut un renouveau au début du XXème siècle, sous l'impulsion des expressionnistes allemands. Elle implique un rapport particulier entre l'artiste et son œuvre parce qu'il ne suffit pas de tracer un trait sur du papier. Il faut attaquer physiquement la matière dans sa masse, composer avec ses défauts et ses irrégularités. Une erreur ne pardonne pas et le résultat relève presque d'un combat.
Cette pénibilité impose un soin accru apporté au sens. Chaque planche ne contient généralement qu'une vignette plus ou moins grande et un livre dépasse rarement une centaine de planches. Il fallait que le message soit clair et concis. Chez Lynd Ward, comme chez d'autres, cela se traduit par un sens aigu de la composition, de la lumière, des textures et une grande maîtrise de la puissance métaphorique de l'image. L'inspiration cinématographique est assumée, les poses volontiers mélodramatiques. Il convient moins de capturer le mouvement que de traduire des rapports de forces, des tourments intérieurs... de plus, comme leur nom l'indique, ces histoires sont muettes. Sans le soutien d'un texte, l'image doit se suffire à elle-même. C'est la raison pour laquelle cette anthologie a fait le choix de laisser blanches toutes les pages de gauche, afin de ne pas parasiter la lecture d'une image par la suivante.
Si la réalisation des planches était beaucoup plus ardue, la reproduction était par contre beaucoup plus facile et propice à une diffusion de masse. Si certains artistes, comme Otto Dix, jouaient sur la rareté, d'autres y ont vu une manière d'atteindre aisément les classes défavorisées, n'ayant pas ou peu accès à la culture. Cette conscience sociale les poussait à proposer des récits qui dénonçaient aux injustices sociales, terriblement fortes en ce début de XXème siècle. Ce fut le cas de Lynd Ward, qui signa six ouvrages entre 1929 (son premier livre parut une semaine avant le krach boursier) et 1937. Longtemps indisponible en français (un comble pour des récits muets), il était temps qu'un éditeur francophone s'attelle à leur réédition:
God's Man (1929), variation sur le mythe de Faust;
Madman’s Drum (1930), qui relate la malédiction frappant un marchand d'esclaves et sa famille pour avoir dérobé un tambour sacré;
Wild Pilgrimage (1932), qui illustre les tourments d'un homme confronté au racisme et à la violence sociale sur fond de mouvement ouvrier;
Prelude to a Million Years (1933), qui décrit l'isolement social et spirituel de l'artiste dans un monde en perdition;
[iSong Without Words (1936), sur une femme redoutant de mettre au monde un enfant dans un monde sans espoir. Ce récit est d'ailleurs hanté par le spectre du fascisme, et contient une image glaçante qui préfigure les camps d'extermination;
Vertigo (1937), son ouvrage le plus ambitieux et le plus abouti qui décrypte les rêves brisés de personnage lors de la Grande Dépression.
C'est l'excellent Monsieur Toussaint Louverture qui propose cette anthologie. Il offre un magnifique écrin, enrichie d'un rédactionnel copieux, à une œuvre méconnue mais essentielle. Certes, cette dernière a près d'un siècle, mais sa richesse la rend intemporelle. Et même si son style la rend marginale, elle reste une influence majeure pour certains auteurs, dont Art Spiegelman, Erc Drooker ou Nicolas Presl.
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