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ape Cod, 28 janvier 1916. Pandora Groovesnore griffonne quelques mots sur l’affrontement qui ravage la France et qui nourrit les articles de l’ensemble de la presse anglo-saxonne. « Caïn se prépare à rejoindre le chaudron européen et beaucoup ici pensent que l’Amérique rentrera à son tour dans la guerre. Cette spirale de sang me fait penser à ces destins perdus, sur cet océan qui ne méritait pas son nom, à ces marins japonais morts par ma faute, au capitaine Slütter que j’aurais tant souhaité sauver du peloton d’exécution, à Corto Maltese, lui que j’ai voulu tuer. »
Les parutions littéraires embrassant la cause des auteurs de bande dessinée sont désormais légion. Parmi les grands noms qui bénéficient de la meilleure audience, nul ne saurait égaler Hergé. Les tintinophiles passionnés alimentent ses publications en offrant un débouché certaints à des éditeurs contraint de faire vivre leur patrimoine pour financer des concepts davantage confidentiels. Tout de même bien placé dans cette hiérarchie, Hugo Pratt (1927-1995) bénéficie des faveurs de l’historien Michel Pierre. Ce dernier n’en est pas à son coup d’essai. Il est l’auteur, déjà chez Casterman, de quatre ouvrages sur l’univers de Corto : Corto Maltese, Mémoires (1987), Les Femmes de Corto Maltese (1994), Armoriques, balades de Corto Maltese en Bretagne (2004), Carnets de cambuse (2007).
Par des courriers, des chants, des recettes, des relevés judiciaires ou encore des extraits de rapports officiels des services commerciaux de l’ambassade des États-Unis à Montevideo, la personnalité de l’anarchique gabier se révèle. Les créatures envoûtantes qui évoluent tout au long de ces péripéties sont convoquées pour décrire leur dernière rencontre autant que leur meilleur souvenir. Parfois, le matelot est au cœur de la conversation ; à d’autres instants, il n’est que brièvement évoqué. Par succession de chapitres, des éphémères comparses aux redoutables antagonistes, le romancier déflore le comportement du loup de mer. L’écrivain joue à un jeu subtil qui dénote d’une parfaite connaissance de ces classiques. D’ailleurs, les alter ego des autres héros de l’illustrateur vénitien (Koïnsky, Jesuit Joe,…) sont également abordés (dans une moindre mesure, certes). Chacun des astucieux paragraphes sont mis en valeur par des crobars de l’artiste italien rappelant, si cela était nécessaire, la sensibilité de son trait. Les aquarelles jetées, les cases travaillées, les notes au stylo, la somme de cette profusion d’images est savamment orchestrée afin de former un récit de voyage au sein du neuvième art plus qu’un simple Art-book.
Chantal Thomas, romancière, universitaire, essayiste et scénariste, signe une préface au titre évocateur : Sous le charme de Corto. D’une plume souple et élégante, elle témoigne de l’attrait et du charisme du « marin au petit anneau d’or », depuis son apparition en 1967. En peu de lignes, elle rappelle que la vie sexuelle du navigateur demeure un mystère malgré les actes de complicités qui jalonnent ses différents albums. L’autrice essentialise les deux cents seize pages de l’ouvrage à l’opposition entre la liberté absolue et la passion des joutes amoureuses. Son analyse du rapport du capitaine de la marine marchande à l’endroit de la gent féminine est à la fois pertinente et référencée.
Avec Aventureuses, la maison Casterman propose un beau livre, au format carré qui trouvera sa place sous les sapins de ceux qui aiment à se perdre au gré du dessin délicat du maître Ugo Eugenio Prat.
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