Sortons la porcelaine des grandes occasions ! BDGest célèbre la vingtième consultation de ses lecteurs pour désigner une sélection de titres-phares publiés au cours de l'année écoulée. Dans un marché où le livre de bande dessinée continue de bien se porter, où Mortelle Adèle place deux titres dans le top 5 des ventes 2022 dominé par Un monde sans fin de Jean-Marc Jancovici et Christophe Blain (Dargaud) sorti l'an passé, les très bons albums suivants sont primés BDGest'Arts 2022 :
Pur produit de l’écurie Label 619 évoluant désormais dans le haras Rue de Sèvres, Neyef propose un récit à la fois riche et ambitieux, termes qui caractérisent également l'objet-livre (grand format, 222 planches, dos toilé), des arguments jamais neutres pour un bdgestiste. Le western est un genre qui continue d'attirer et les ingrédients sont là : cowboys, indiens et chasseur de primes pour faire simple, vengeance, ce qu’il faut de sang versé, de coups de feu, et les grands espaces pour la touche « plain movie ». Et il y a Georges, jeune Lakota orphelin biberonné à la Bible par un pasteur, bien parti pour se fondre dans le modèle américain naissant. Oui, mais les rencontres changent - contrarient parfois - les trajectoires supposées évidentes. Des rencontres naissent les remises en cause, des personnalités côtoyées invitent à l’introspection. Et comme dit l’autre « c'qui compte c'est pas l'arrivée, c'est la quête », Hoka hey ! expose cette réflexion avec punch, efficacité, sens, avec une mise en scène soignée, des personnages travaillés aux dialogues ciselés. Parfaitement lisible, le style graphique donne à plusieurs reprises la sensation d’être au cœur de la forêt ou face à une plaine dont la limite se fond avec la ligne d’horizon. Plutôt habitué aux segments courts, Neyef signe un long album totalement réussi.
Nouveau volet de sa trilogie alpine aux côtés de Aile froide altitude 3954 (2018) et Le Loup (2019), La dernière Reine de Jean-Marc Rochette (Casterman) est à la fois une ode à la montagne, éternelle (si seulement c’était vrai), une histoire d’amour qui pousse à aller au-delà des apparences, un regard sur la création artistique et les artistes, un hymne à la vie et à la nature (les deux peuvent-ils être dissociés ?). L’intervalle temporel est exceptionnellement long pour illustrer ce que le monde animal – au sens large – peut avoir de violent, le dessin traduisant cette rudesse pour ne pas dire cette brutalité. Un auteur au sommet de son Art. Dans sa chronique pour BDGest, Damien Kebdani, en pâmoison, écrivait « Une fois la dernière page tournée, certains ouvrages abandonnent le lecteur avec un sentiment étrange. Le sentiment que le temps s’est suspendu, l’espace d’une immersion dans une œuvre qui le marquera pleinement. La Dernière Reine est de ceux-là et se résume, au fond, en un mot qu’il convient de réserver aux exceptions : chef d’œuvre. »
Les lauriers reviennent à la quatrième partie de L'Espoir malgré tout d’Émile Bravo (Dupuis), large vainqueur de la catégorie. Si l’auteur à déjà été distingué trois fois à l’occasion des précédentes éditions des BDGest’Arts (Ma maman est en Amérique, elle a rencontré Buffalo Bill en 2007, Spirou – Journal d’un ingénu en 2008 et Une épatante aventure de Jules tome 6 en 2011), sa tétralogie consacrée à la deuxième guerre mondiale vue à hauteur d’adolescent avait dû se contenter de la place de dauphin en 2019 pour le tome 2 Un peu plus loin vers l’horreur. Dans ce volet conclusif, la Mort n’a finalement pas triomphé, en dépit des ravages commis par ses émissaires. Les alliés débarquent, les villes sont libérées et les atrocités sont découvertes et révélées. La liesse ne saurait restaurer l’innocence. Les accents burlesques de certaines scènes offrent quelques nécessaires respirations au milieu d'appels au devoir de mémoire et à ne jamais oublier les victimes. La conclusion ouvre la voie vers d’autres aventures et parachève ce nouveau coup de maître. Une fin et un nouveau départ. Nous sommes et serons de la partie si un nouveau segment de Spirou vu par Bravo il y a.
Les 5 terres de Lewelyn, Jérôme Lereculey et Dimitris Martinos (Delcourt). Neuvième album en trois ans pour cette série qui s’installe comme un nouveau classique de la BD. Située à mi-parcours dans le cycle de Lys, le deuxième, cette totale réussite dissèque les arcanes du pouvoir au sein d’une société aux strates méticuleusement détaillées. Concepteur d’une authentique saga, Lewelyn s’appuie sur une galerie de protagonistes finement détaillés et disposant d’une profondeur de caractère qui enrichit leurs agissements. Ce point fort trouve d'ailleurs sont pendant côté visuel du fait d'une richesse de trait, une science du découpage et une ambiance chromatique qui aiguisent l’appétit d’un lecteur ravi du rythme de parution échevelé offert par les auteurs.
La remise sur les rails de Saga, signée Brian K. Vaughan et Fiona Staples (Urban comics), après trois années de pause est saluée comme il se doit par les lecteurs de BDGest. Il faut dire que le duo d’auteurs est reparti sur les mêmes bases en termes qualitatifs pour offrir une véritable suite digne d’intérêt dans les pas d’Alana à travers la galaxie pour un cocktail justement dosé associant « action pure, sensibilité et humour intimement entrelacés sans discordance, ni rupture apparente » comme le soulignait Antoine Perroud dans nos colonnes. Il se réjouit que « la part belle (soit) réservée aux protagonistes. Inventifs, issus d’une mythologie ou d’un imaginaire aux racines universelles, voire d’une story Instagram© ou autres, ceux-ci sont dépeints avec un réalisme et une présence saisissants. Peu importe qu’ils soient cornus, ailés, amphibies, bioniques ou le tout mélangé, l’émotion et le ressenti passent, tout simplement. » En conclusion : « C’est reparti pour un tour ! Saga persiste à surprendre (en bien) en proposant un récit tentaculaire aux mille surprises thématiques et visuelles. Un véritable classique établi qui n’hésite pas à se remettre en question. » Tout ce qu’on aime.
Sur la deuxième marche du podium, Une soif légitime de vengeance de Rick Remender et André Araújo (Urban Comics) a, euphémisme, davantage les pieds pris dans la réalité la plus noire que la tête dans les étoiles. Sur la côte Pacifique canadienne, leur protagoniste va se trouver plongé dans un engrenage dévoilé progressivement. La mécanique fonctionne, le scénariste choisissant le mouvement précis du balancier plutôt que la frénésie et l’emballement. Tout est sous contrôle dans cet environnement souvent silencieux dans lequel le trait se fait précis et cru, les aplats de couleurs mettant en lumière ce qui doit l’être. Efficace et direct tout en étant bien dosé, ce premier volet distille l’impatience de découvrir la suite.
Est-ce la curiosité qui a poussé les lecteurs à plébisciter le premier tome de Darwin’s Incident (Kana) ? Sans aucun doute, tant le thème est accrocheur et prometteur. Charlie, le premier Humanzee - comprenez un croisement entre un humain et un chimpanzé - découvre le monde qui l’entoure après avoir été protégé de la société par ses parents adoptifs. L’auteur, Shun Umezawa, développe des thèmes finalement très modernes qui font écho au monde que nous connaissons : l’intégration, le respect des différences ou l’eugénisme. Et quand le récit bascule dans le thriller avec l’intervention plutôt musclée de l’Alliance de Libération des Animaux, on se dit qu’on tient là un début de série pour le moins prometteur. Le deuxième tome, présent dans les bacs depuis le mois d’octobre, ne viendra pas nous contredire, bien au contraire.
Changement d’ambiance pour l’album arrivé sur la deuxième place du podium. Quoique… Ce ne sont pas des Humanzee mais bien des animaux qui fréquentent les allées du Hokkyoku, un grand magasin qui offre à sa clientèle des articles de qualité. Akino y travaille et doit faire attention à choyer les V.I.A. - Very Important Animals - qui appartiennent à des espèces disparues. La Concierge du grand magasin (Le Lézard Noir) a le charme de ces récits désuets qui installent une ambiance d’une autre époque dans laquelle le lecteur aime se balader, et parfois se perdre un peu.
C’est un thriller glaçant et mené de main de maître qui termine à la dernière marche du podium. Qu’est-ce qui a poussé Mizuki à tuer sa meilleure amie Mako ? Dans Adabana (Kana), NON balade le lecteur en multipliant les points de vue, en instaurant une ambiance glauque et inquiétante où le sordide côtoie la violence presque à chaque page. Une bonne nouvelle n'arrivant jamais seule, la série est terminée en trois tomes, tous parus en 2022.
Un podium 100% féminin, voilà qui fait forcément plaisir !
Sur la première marche, un album coup de poing qui a ému et impressionné une majorité de lecteurs. À peine sortie de l’adolescence, Valentine entreprend une correspondance avec Renaldo, un condamné à mort qui purge sa peine dans une prison de Floride. Du lien d’amitié qui se tisse entre ces deux jeunes gens naissent un récit édité chez Stock, Le monde dans 5m², et Perpendiculaire au soleil (Delcourt). Renaldo est-il coupable ? Là n’est pas la question et celle-ci est à peine abordée. Car la jeune autrice prend dès ce premier récit de la hauteur, le factuel et son point de vue s’entrelacent, laissant cependant constamment la place à notre propre réflexion. Elle semble nous dire : voilà ce que j’ai vécu, voilà ce que j’ai ressenti, et toi, tu en penses quoi ? Elle multiplie également les techniques graphiques en passant allègrement du crayon à la mine grasse à la gravure sur bois ou sur lino, dans le souci permanent de coller au propos. Valentine Cuny-Le Callet : un nom à retenir.
« Amélie est pieuse et mal mariée à Hans Aldebert, marchand et bien de sa personne. Amélie rêve de voler pour appréhender le monde à la manière de Dieu, d’en haut… ce qui n’est pas de goût de son mari qui y voit là quelques sorcelleries et pour qui une épouse se doit de diriger sa maison et le satisfaire. Ainsi en est-il dans la bonne bourgeoisie hollandaise en ce XVIIe ! », voilà comment Sylvestre Salin résumait Le Ciel pour conquête (Delcourt) dans sa chronique. Il ajoute également : « Si le propos est ouvertement féministe, il l’est sans excès avec intelligence et une forme de raffinement, d’esthétisme, voire d’humour propre au manga. »
Merel ne rentre pas dans les cases. Elle élève des canards, supporte l’équipe de foot locale et vit seule à l’extérieur d’un petit village de Flandres. Une blague mal comprise, une rumeur qui se propage et son existence se trouve chamboulée. Clara Lodewick, jeune autrice belge, s’empare d’un sujet classique en réalisant une histoire originale. Ses portraits issus de la ruralité sonnent justes et ne sont pas sans rappeler ceux de Bruno Heitz. Un premier album prometteur dans la non moins prometteuse nouvelle collection des éditions Dupuis, Les Ondes Marcinelle.
Quel plaisir de retrouver les Kerascoët au dessin d’un album jeunesse ! En s’emparant avec brio du roman de Flore Vesco, De Capes et de Mots (Dargaud), ils ont réalisé un récit d’une fraîcheur revigorante. Sérine n’a qu’un rêve, celui de s’extraire d’une vie un peu trop bien rangée à son goût et d’un mariage, ar-rangé aussi, pour devenir demoiselle de la Reine. Malheureusement, la Cour ne comporte pas que des personnes bien intentionnées et elle va devoir jouer des coudes et faire preuve de ruse et d’intelligence pour s’y faire une place. Damien Kebdani souligne notamment dans sa chronique « les choix graphiques du duo de dessinateurs qui s’avèrent particulièrement pertinents. Le trait dynamique (mais jamais agressif) illustre avec élégance cette histoire toute en nuances. » Noël étant passé, il n’est jamais trop tard pour offrir un album de BD jeunesse, surtout quand il est de cette qualité.
C’est le récit d’une petite fille de huit ans qui monte sur la deuxième marche du podium. La mère de Sakura décédée dans un accident de la circulation, c’est son père qui l’élève seul à Tokyo. Ce dernier devant partir en voyage d’affaires, il la laisse à sa grand-mère maternelle, vivant à la campagne. Au printemps, ce sont les fleurs de cerisiers qui commencent à s’ouvrir comme pour découvrir le monde, au printemps, c’est le soleil qui revient chassant les nuages qui assombrissent parfois l’existence, au printemps, c’est le temps de la découverte et de l’éveil de soi. Ce printemps-là, c’est celui de Sakura et de Marie Jaffredo aux éditions Vents d’Ouest.
Cité à plusieurs reprise en catégorie Série dans les sélections annuelles des BDGest’Arts, Renaissance de Fred Duval et Emem (Dargaud) a redonné goût aux vieux routiers comme aux novices de la S-F pour leur péché mignon. Profitant du talent d’orfèvre de Fred Blanchard en qualité de préposé au design, les couvertures sont en quelque sorte des variations autour de la même maquette. Un ou des personnages d’origines variables au centre, des structures architecturales monumentales en arrière-plan. Le lien entre les deux ? C’est ce que le lecteur est invité à découvrir.
La couverture du Bestiaire du crépuscule de Daria Schmitt (Dupuis) est une intrigante invitation à découvrir un environnement étrange, théâtre d’évolution de créatures échappées des eaux d’un lac. Dans nos colonnes, Sylvestre Salin s’interroge : « Les rêves sont-ils une porte sur un monde dessiné par nos peurs ou un passage qui permet à notre entendement de digresser sur la réalité ? ». La norme et l’ordinaire sont bannis de cet univers où la précision graphique et la cohabitation couleurs / noir et blanc renforcent la fascination. Tenté par un billet pour « ailleurs » ? Après l’avoir admirée, allez donc au-delà de ce portail de carton.
Le Jury a choisi de décerner deux prix cette année, en prenant le parti-pris de distinguer des profils profils différents qui ont offert deux titres marquants de 2022 : d'un côté, Le petit frère (Casterman) signé par Jean-Louis Tripp, près de quarante-cinq ans de carrière, une trentaine d'albums, des collaborations inoubliables, des ouvrages en solo incontournables dont les deux derniers sont des "must read". De l'autre, Perpendiculaire au soleil (Delcourt) premier pas en bande dessinée qui reçoit un trophée également dans la catégorie dédiée. (cf. commentaire plus haut). Jugeant idiot d'opposer une œuvre de maturité à la signature graphique immédiatement identifiable et véritable vecteur d'émotions à une création foisonnante au style hétéroclite qui interroge sur sa propre humanité, le Jury décerne donc deux prix.
1976, Gilles est arraché à sa famille. « Jean-Louis Tripp (Extases, Tu ne tueras point, Magasin général) raconte, en plus de trois cent quarante pages, l’événement tragique qui a bouleversé son existence et celle de tous les siens, l’été de ses dix-huit ans : la mort brutale de son cadet. L’auteur s’attache aux détails pour reconstituer la trame, peindre une toile aussi précise que possible, en s’appuyant sur ses réminiscences et celles de son entourage. Les fragments s’imbriquent, les témoignages des autres corroborant et complétant les siens. Le ton est donné dès l’ouverture et l’intensité monte crescendo, en même temps que l’émotion. Le basculement de l’insouciance d’une journée estivale au drame est un premier uppercut. D’autres suivent (…). Histoire d’un deuil familial et personnel, Le petit frère est de ses albums percutants qui ne laissent pas indemne. À lire absolument. » écrivait Marion Natali dans sa chronique BDGest.
« Soupe primitive, légende colorée, quête initiatique, fable politique, anthropologie et expérimentations formelles à gogo, tout ça dans un seul album ». À la lecture de ces quelques mots écrits par A. Perroud dans sa chronique des Pigments sauvages (The Hoochie Coochie) d’Alex Chauvel, on a du mal à imaginer comment cet album aurait pu échapper au Prix des Chroniqueurs. Découvrir ce récit va bien au-delà du simple plaisir de lecture, il faut surtout se sentir prêt à vivre une expérience certes exigeante, mais terriblement enrichissante et jubilatoire. Les personnages s’entremêlent, autant que les histoires de luttes de pouvoir et de destins individuels, dans un maelstrom coloré qui peut au départ déstabiliser. Mais Alex Chauvel n’est pas né de la dernière pluie et cet apparent patchwork s’organise au fil des pages et prend forme. Chaque chapitre possède son propre thème, sa propre identité graphique, ses propres codes. Secoué mais jamais désarçonné, le lecteur s’accroche, non pas aux branches, mais à un fil scénaristique bien solide qui ne cède jamais. Alors, quand la dernière page est tournée, on se dit qu’on a dans les mains non pas un bon bouquin mais un grand bouquin, de ceux qu’on voudrait garder pour soi, égoïstement, mais dont on parle finalement au plus grand nombre de peur qu’il puisse être ignoré ou caché derrière le flot continuel des sorties en librairie. Faites confiance aux chroniqueurs, Les Pigments sauvages, d’apparence farouches, s’apprivoisent en un clin d’œil.
Du 16/12/2022 au 03/01/2023, bdgest.com a organisé ses traditionnels BDGest’Arts. Pour la 20ème année consécutive, les habitués du site (210.000 inscrits en décembre 2022) étaient invités à élire leurs favoris dans 7 catégories.
. Récit court Europe (one shot ou dyptique)
. Série Europe
. Comics
. Manga – Asie
. Premier album
. Album Jeunesse
. Couverture
Pour chaque catégorie, un Jury a établi une présélection de 10 titres maximum publiés en 2022 soumis au vote du public. Ce Jury était composé de dix membres inscrits sur le site, parmi lesquels on trouvait les administrateurs, des chroniqueurs réguliers, un libraire et des amateurs éclairés, tous gros lecteurs de bandes dessinées.
Pour la catégorie 1er album, l'album doit être la première œuvre publiée pour l’un des auteurs au moins.
Pour participer, il suffisait d'être un visiteur enregistré sur le site bdgest.com au moment de l’ouverture du vote, c'est-à-dire le 16/12/2022.