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Adam Sarlech ou le romantisme décadent (3/3)

Rencontre avec Frédéric Bézian - 2e partie

Propos recueillis par David Wesel Webzine 14/01/2014 à 16:00 12818 visiteurs

Nous poursuivons notre entretien avec Frédéric Bézian, qui nous livre encore quelques-uns de ses secrets. De quoi, peut-être, observer son travail sous un jour nouveau...

Le lieu a souvent une grande importance dans vos récits. On peut citer le château dans Adam Sarlech, mais aussi les maisons dans Ne touchez à rien et Les garde-fous. Doit-on y considérer le décor comme un personnage à part entière ?

Il est un fait que les ponts entre ce qu’est une personne et l’endroit où elle habite me hantent et m’intéressent depuis longtemps. Par conséquence, les films ou les romans où ce point est développé d’une façon ou d’une autre m’ont toujours interpelé. D’aucuns parlent de « LA » maison (Proust, Orson Welles…), d’autres parlent de « LA » ville (Tati, Joyce…). Mais chacun développe un point de vue différent : social, psychanalytique… À la longue, en ce qui me concerne, avec mes petits moyens, j’ai tenté différents points de vue, jusqu’à mettre en avant les relations troubles de personnages avec un décor qu’après tout ils se sont créés. Et ce, jusqu’à ne plus distinguer exactement qui a fait quoi : le personnage construit-il la maison ou la maison construit-elle le personnage ?

Adam Sarlech (et avant cela Totentanz) montrait des personnages dont l’ego se lisait dans leurs intérieurs, leur mobilier, leur décoration, etc. Ils étaient tellement inscrits dans leur décor, y compris dans les extérieurs, que le tout était indissociable. J’avais trouvé l’idée de traiter des personnages en double-face, une personnalité montrée, une autre cachée. Le château devait leur ressembler : je lui dessinai donc une façade sud lumineuse, avec persiennes blanches, et une façade nord ombragée, avec parc en friche et sculptures tronquées. On peut vite conclure que je considérais le château « comme un personnage à part entière »… Avec le recul, cela me paraît insuffisant. Bien sûr, c’est un thème archi rebattu dans le genre « fantastique ». Personnellement, je me suis certes fait plaisir à l’époque en montrant ma version de la chose, sans maîtriser tout à fait sa provenance du fin fond de ma petite personne : c’est un point purement psychanalytique, pour le coup, et qui concerne les maisons où j’ai habité.


Ceci étant, toute étude sociale, architecturale, politique, psychanalytique, sur ce sujet me paraît fondamentale. Après avoir traité le thème de différentes façons, j’en suis arrivé à développer une histoire (Aller-retour) dans laquelle tout le décor d’une agglomération occupe un rôle de premier plan, charriant les souvenirs et les réminiscences d’un personnage déambulant. Dominique A a publié (la même année) un roman semi-autobiographique dans lequel il développe l’idée que notre personne est construite par le décor dans lequel elle vit. Cela me paraît incomplet, et souvent lié à la peur de vieillir (et plus, en principe…), mais tout à fait juste. 

Souvent, le lieu est présenté comme immuable, par opposition au temps qui passe. Même s'il subit des dégâts, il constitue un repère. Est-ce un thème important pour vous ?

Forcément. Mes personnages sont souvent…. à problèmes. Ils se construisent des nids, c’est-à-dire des abris, comme tout un chacun est censé le faire. Mais leurs nids sont devenus des « nids d’aigle », isolés du monde pour une raison ou pour une autre, de plus en plus déconnectés de l’extérieur pour ne plus refléter que leur intérieur. C’est typique de tous les personnages décadents (Louis II de Bavière, Des Esseintes, « Citizen Kane », etc.) dont le parcours est voué à l’échec parce qu’en s’isolant du monde, ils refusent le temps qui passe, qui a passé ou qui passera. Plus qu’un repère, un lieu (paysage, habitation, ville, etc.) peut être pris – à tort – pour une bouée de sauvetage, par des personnages qui ne regardent plus le monde extérieur que comme une source de dangers POUR LA SEULE RAISON QU’IL CHANGE ET MUTE CONSTAMMENT. Depuis le romantisme, le monde occidental ne porte pas les vivants à appréhender l’impermanence… Le temps qui passe, c’est un deuil constant à faire. Mes personnages ont souvent peur de la mort et ne font pas des deuils de grand-chose… Leur peur les en empêche.


Quelle est l'importance du son, de la musique, dans vos albums ? On pense notamment à l'introduction d'Aller-retour ou à la musique qu'entend le professeur Spitzner à la fin d'Adam Sarlech. Comment traitez-vous ces aspects, graphiquement ?


La musique a pour moi une importance capitale et représente une des dimensions de la vie qui m’habitent le plus profondément. J’ai beaucoup ergoté sur la question du ressenti musical dans Aller-retour parce que ça m’est encore un mystère. Celui-ci me tient cependant debout, et je m’en sers dans mon travail, de façon plus ou moins explicite, selon mon sacro-saint principe d’établissement de « ponts ». Mais la musique peut être présente à plusieurs niveaux : elle peut être une citation (un personnage entend de la musique et en parle), l’ossature (suggestion de rythmes, d’accélérations ou de ralentissements, courbes de tension dans l’écriture du scénario), une évocation (un personnage porte le tee-shirt d’un groupe), etc.

Dans Adam Sarlech, la musique n’est pas là en tant que citation, sauf lorsque Spitzner entend ce son décrit comme des « chants » et qui fait saigner les oreilles (image directement issue du Voyage au centre de la Terre de Jules Verne). Et dans Testament sous la neige, il y a cette espèce de musique que seul Spitzner entend et qui lui annonce la fin du périple. En l’occurrence, c’est anecdotique. Je trouvais juste important, alors que je tente depuis toujours d’utiliser des évocations venant des cinq sens dans mes bandes, de revenir sur une des plus difficiles à faire passer. Pas évident de « faire entendre » quelque chose en bande dessinée…

Il était beaucoup plus important pour moi (et ça l’est toujours) de m’attacher au « rythme ». J’entends par là ce que F. Lang, O. Welles ou E. P. Jacobs appellent le « rythme », dans une narration. C'est ce que je décris plus haut comme une organisation de courbes de tension sur une longueur de récit donnée. Jacobs vient de l’opéra (répertoire essentiellement XIXe) et il en a bien sûr tiré sa « sur-théâtralisation », mais surtout ce désir d’organiser une entrée de l’histoire, sa vitesse ou sa lenteur à se corser, ses décisions de poser des tensions là et pas ailleurs, etc. jusqu’à ses finales apocalyptiques, avant un bref repos prometteur de réparation. C’est un travail éminemment poétique. Je puise modestement mon sens du rythme aussi bien dans certains films, certains livres, que dans certaines musiques, lesquelles me donnent autant d’idées de « structure », influant sur la lecture et donnant l’impression de plus ou moins grande rapidité, de plus ou moins grande tension sur la distance entre la première et la dernière planche. Tout y contribue : le dessin, qui a intérêt à ne pas être « mort », le découpage, le texte, les dialogues, les silences… et le résultat peut prendre des formes bien différentes. On peut jouer la carte de la construction bien visible, charpentée, à plusieurs niveaux, comme chez Bach ou chez Berg. On peut aussi adopter une écriture apparemment très libre, semblant suivre des inflexions naturelles et non codifiées, comme Le Prélude à l’après-midi d’un faune de Debussy. La « liberté » ne me dispense toutefois pas d'ordonner un discours ; Satie disait à ceux qui reprochaient à Debussy son apparent manque de structure que « ce n’est pas parce qu’un chat est souple qu’il n’a pas de squelette ! ». Les pratiques mathématiques de Xénakis utilisées dans sa musique (les probabilités, les cribles…) débouchent sur une façon de se poser la question de l’occurrence, de l’organisation du hasard : qu'est-ce qui arrive à QUEL moment ? De quelle façon puis-je ordonner une suite d’événements ?



Un scénariste digne de ce nom se pose-t-il d’autres questions ? Voilà qui me renvoie au souvenir de N’importe quoi de cheval de J.-C. Forest, dans lequel le personnage d’Edmond DESTIN, se faisant passer depuis toujours pour le grand organisateur des événements qui font l’album, pique une déprime qui le fait soliloquer sur sa fonction (et celle de l’auteur-démiurge qui se prend pour Dieu) et finit par avouer que « le destin, c’est n’importe quoi ! » De quoi rendre humble, finalement.

Vos références semblent plus littéraires que liées à la bande dessinée. Quelles ont été vos sources d’inspiration pour Adam Sarlech ? Doit-on chercher du côté de chez Poe, Maupassant ou Bram Stoker l’origine d’une telle trilogie ?

Je pense avoir plus ou moins répondu plus haut. Du côté de la littérature, je lisais beaucoup d’auteurs dits « frelatés » dans le versant français « décadent » (Jean Lorrain, Marcel Schwob, Jean de Tinan, etc.), et pour le versant anglophone, pas mal d’auteurs du domaine fantastique (entre Poe et Lord Dunsany…). Je lisais aussi beaucoup la presse de l’époque (1890-1910). Ce n’étaient pas à proprement parler des sources d’inspiration, mais une façon de me mettre dans le bain, d’acquérir un état d’esprit, quasiment une manière d’être, de comprendre certaines ambiances de l’intérieur. Même chose pour Jacobs et Feininger, cités plus haut. 

De toute façon, ce que j’ingurgite en tant que lecteur, spectateur, auditeur, ne me sert pas directement de source d’inspiration, ou très rarement. Parfois, dans un film, une façon de s’exprimer avec la caméra, le montage, le son (ou pas), me donne envie de faire « la même chose » avec mon médium personnel, et je me pénètre profondément de l’effet produit pour tenter de parvenir à un résultat aussi affirmé avec les moyens dont je dispose en bande dessinée. Il est hors de question pour moi de faire du cinéma dessiné ou de la littérature avec des dessins. Je fais de la bande dessinée, ce qui implique une connaissance et une maîtrise de l’objet (la page, ou éventuellement deux pages en vis-à-vis), de ce qui se passe dans les cases et entre les cases, tout en n’oubliant pas le premier regard qui embrasse le tout. Les combinaisons entre tous ces éléments occasionnent une lecture qui n’a rien à voir avec celle du livre, ou un regard qui n’a rien à voir avec celui du cinéma. Ne font un travail « poétique » que ceux qui travaillent leur art, quel qu’il soit, de façon à ce que le résultat soit infaisable autrement, sans essayer de faire du cinéma sur papier ou de la littérature dessinée. Il est impossible d’adapter Jimmy Corrigan au cinéma parce que Chris Ware utilise son médium pour ce qu’il est et dans toutes ses possibilités. Pareil pour le Philémon de Fred ou le Journal de Fabrice Neaud (des exemples parmi d’autres). Jacobs, dans sa meilleure période, utilise, dans ses mises en page, des « champs/contre-champs », des symétries, des répétitions et des axes en diagonales, autour d’un noyau central qui sert de « choc » ; c’est une utilisation de la page avec les moyens spécifiques à la bande dessinée, pas autre chose. S’est-on demandé pourquoi ses albums sont si difficiles à adapter dans un autre médium sans les édulcorer, sans perdre la majeure partie de leur identité et de leur langage, sans les dénaturer ?

Être « marqué » par une œuvre, quelle qu’elle soit, c’est une chose. S’en servir et la « digérer » pour son propre travail, c’en est une autre. Ceci juste pour expliquer de la façon la plus nuancée possible les échos de mes « influences »… En fait, je trouve primordial de me nourrir de tout, d’établir des ponts, mais en ayant la conscience la plus profonde possible du médium que j’utilise. Beaucoup d’entre nous utilisent 10% des possibilités de la bande dessinée en faisant du cinéma sur papier. Dès qu’un album est adaptable sans problème, sans profonds remaniements, c’est qu’il est raté, et qu’à la base, il est loin d’utiliser à fond les possibilités de son « genre ».

Vous avez travaillé un temps dans l’animation. Était-ce une simple opportunité ou l’envie de prendre du recul par rapport à la bande dessinée, et en particulier à Adam Sarlech ?

Ce fut clairement une opportunité. J’ai été appelé, en 1998, pour travailler sur Belphégor. Je connaissais à peine le studio Les Armateurs (j’avais entendu parler de La vieille dame et les pigeons de Chomet et De Crécy), et bien que très « client » de dessins animés en tant que spectateur, je n’aurais jamais eu l’idée de contacter un studio, quel qu’il soit, ne connaissant personne du métier. Je n’avais que des notions très dépassées des principales techniques, et le fait de travailler pour une série télé à l’aube de 2000 m’a vite « dessalé » ! 


Cela dit, ce contact tomba à point nommé : le contexte « bande dessinée » dans ces années se bloquait pour moi, et j’en étais à donner des cours de dessin trois heures par semaine dans un lycée pour un salaire minimum, mon unique source de revenus… et de rancœur contre le monde entier !

L’heureuse porosité entre le monde de la bande dessinée et celui de l’animation provoqua d’autres expériences depuis : La Clé, réalisée par Bénédicte Galup (2008), et des projets encore en gestation…

Je continue à être très « client » de l’animation dessinée. J’aime particulièrement le fait que la persistance rétinienne soit sollicitée. L’animation dite « économique » ou saccadée me comble au plus haut point. L’animation dite « disneyenne », virtuose, souple, me laisse froid – aucune émotion particulière en dehors de la virtuosité évidente et de la somme de travail accompli. Même sentiment vis-à-vis de la 3D… L’animation qui reproduit la vie au lieu de la suggérer ou de la réinventer ne m’intéresse pas. La souplesse d’une animation ne me paraît pas importante (j’aime sentir le passage d’une image à l’autre), sinon sa JUSTESSE. Pour les mêmes raisons citées plus haut concernant la « poétique » d’un médium, quel qu’il soit. On peut très bien avoir une intention ou un geste juste avec 8 dessins plutôt que 24. J’adore la technique de Bill Plympton ou de nombreux Japonais !

Après Adam Sarlech, vous semblez avoir privilégié des contextes contemporains pour servir de cadre à vos histoires, alors que, par le passé, vous aviez tendance à situer vos albums dans un contexte plutôt XIXe siècle (Fin de siècle,Totentanz). Pourquoi un tel choix ?

Toujours en vertu du fameux syndrome de « j’ai un peu fait le tour de la question ». Adam Sarlech a nécessité une longue et profonde immersion dans un monde touffu et étouffant. Je m’y suis certes vautré avec délices, mais cela a duré quelques années et la trilogie était elle-même une sorte d’aboutissement après Fin de siècle et Totentanz. J’ai estimé que la coupe était pleine et le deuil fait – il s’agit presque toujours chez moi de « solder » un problème pour passer à autre chose.

J’ai donc eu envie et besoin de passer à autre chose, histoire d’être sûr de ne pas passer complètement à côté de mon temps… J’ai fait « sécession », comme si je passais de l’Art Nouveau au Bauhaus ! Une grande respiration !

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Propos recueillis par David Wesel

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