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L'Épervier - Le plan Pellerin

Entretien avec Patrice Pellerin

Propos recueillis par L. Cirade et L. Gianati Interview 19/12/2012 à 16:07 12704 visiteurs
Il y a une vingtaine d'années, Yann de Kermeur naissait dans la tourmente et la précipitation. Depuis, L'Épervier fait partie des personnages solidement inscrit dans le patrimoine de la BD. Ses aventures mouvementées sont suivies par un équipage de fidèles qui savent que leur patience sera récompensée par l'exigence dont fait preuve son auteur. Renconte avec Patrice Pellerin lors de Quai des bulles à St Malo.

Voici vingt ans que L’Épervier existe dans le paysage de la bande dessinée : avez-vous eu le sentiment d’avoir dès l’origine les ingrédients pour en faire un « classique de la BD » ?

Absolument pas. L’Épervier est né d’une forme de bricolage. Pour des raisons économiques, je suis passé très vite de Barbe-Rouge à ce nouveau personnage. Trop d’éditeurs, trop d’héritiers se battaient autour de la succession de Barbe-Rouge. Du jour au lendemain, quasiment en une semaine, j’ai dû inventer une nouvelle série. Pour le premier album, j’ai travaillé vite, sans savoir où j’allais. J’avais une ligne directrice que j’avais travaillée pour Charlier et donc Barbe-Rouge, qu’il devait dialoguer et découper. C’est ce scénario-là que j’ai dû adapter pour créer l’Épervier. J’ai changé les noms des personnages, très facilement, et ensuite l’univers s’est créé.

Vous n’avez donc, à l’époque, pas fait de travail de recherche particulier…

L’Épervier, c’est Éric le Rouge. J’ai repris une case où je l’avais dessiné que j’ai découpée et retournée : je lui ai mis un nez crochu, une cicatrice, je lui ai teint les cheveux en noir, et en un après-midi le personnage était créé. Évidemment, après, on affine. La cicatrice notamment, et les traits sont devenus plus élégants. De fait, le personnage, je l’ai découvert, en même temps que les lecteurs quasiment. Comme dans la vie courante, on connaît quelqu’un en le fréquentant, en vivant avec lui, la vision qu’on a de lui change. Cela devient presque réaliste. Les personnages que Yann rencontrait, soit il les connaissait déjà, soit il les découvrait. C’est la raison pour laquelle, à la fin du premier cycle, j’ai fait un album qui s’appelle Archives secrètes, dans lequel j’ai remis à plat toute son histoire. J’avais besoin de poser les bases : savoir quand il est né, qui étaient ses parents,…
À l’origine, j’avais signé pour trois albums, selon les contrats-type de l’époque chez un éditeur qui a ensuite été racheté par Dupuis. Celui-ci ne voulait absolument pas d’une histoire de pirates et de corsaires parce que c’était démodé et que ça n’intéressait plus personne. Je me suis défendu et on m’a laissé faire mais presque contre leur gré. J’avais réalisé les deux tiers du deuxième tome avant que le premier sorte. Pendant plusieurs années, j’ai travaillé sur une série sans savoir ce que ça allait donner, sans avoir le retour de lecteurs, ce qui rend les choses un peu difficiles. Il se trouve que le tome 1 a bien marché, que le 2 encore mieux, puis le 3ème, ce qui fait que l’éditeur a suivi.

Depuis, Yann de Kermeur a fait du chemin, survécu à plusieurs situations périlleuses. Vous faites d’ailleurs dire à un personnage : "il a déjà déjoué plusieurs tentatives contre lui". Est-ce une manière de devancer la pensée du lecteur qui va finir par penser que l’Épervier est immortel ?

Oui, c’est un moyen de répondre à l’avance à un certain type de critique. C’est un héros, il est nécessairement « plus grand que la réalité », sinon, ce n’est pas intéressant. C’est la raison pour laquelle on admire les gens qui font des exploits, notamment sportifs, parce qu’on sait qu’ils sont hors de portée de tout un chacun. L’intérêt est de composer quelqu’un capable d’exploits mais qui ressent également des émotions humaines pour que le lecteur puisse avoir de l’empathie. Les super héros peuvent aussi être proches de vous et moi parce qu’on leur donne des failles pour qu’ils aient des comportements communs. Il faut trouver le bon équilibre. Il ne faut pas être dupe : il faut souligner que des choses, des situations sont déjà arrivées, comme c’est le cas dans la vie quotidienne. Mais ces situations peuvent se conclure différemment. Je pense que cela renforce la crédibilité.

Vous êtes, à juste titre, réputé pour votre précision et votre rigueur : reproduire Versailles constituait-il un nouveau challenge pour vous ? Qu'est-ce qui vous demande le plus d'efforts : Versailles, la Bretagne, les navires, autre chose ?

C’est vrai qu’il y a beaucoup de recherches historiques, de détails, et je montre à chaque fois des choses que les gens n’ont jamais vues que ce soit des décors, des costumes, des armes, l’architecture de Versailles… Les bateaux m’ont pris beaucoup de temps pour commencer à savoir les dessiner. Ensuite, pour Versailles, j’ai commencé à reconstituer des pièces et maintenant, je peux dessiner tout l’appartement de Louis XV, je le connais par cœur. J’ai travaillé avec des architectes, d’anciens conservateurs du château et ce qui est intéressant avec le dessin, c’est que je peux montrer ce qui a disparu. Cela les intéresse car il ils peuvent donner un avis sur des reconstitutions. C’est énormément de boulot mais pour moi, l’essentiel, ce sont les personnages. S’il y a une erreur pour Versailles ou les bateaux, personne ne va le voir, ou alors cinq ou dix experts. Si je fais une erreur sur un personnage, 100 % des lecteurs vont le voir. Plus le dessin se veut réaliste, plus le moindre écart va se voir. Quand on fait du dessin à la Joann Sfar, on peut déformer, ce n’est pas un souci, c’est même une qualité. Pour l'Épervier, je ne peux pas me le permettre. Le lecteur ne cherche pas de beaux décors mais des personnages intéressants.

Quelles sont vos principales sources de documentation ?

Pour les bateaux, je travaille sur plans. La série n’aurait pas pu être créée vingt ans plus tôt. J’ai eu la chance de pouvoir m’appuyer sur la collection d’archéologie navale de Jean Boudriot et son « Vaisseau de 74 canons ». Sans ce bouquin, Bourgeon n’aurait pas pu faire Les passagers du vent non plus. Sur quatre tomes et mille pages, il y a des dessins, la description de la vie à bord, mais aussi des monographies spécifiques sur certains types de bateaux. Pour le bateau de l’Epervier, au moment des deux premiers tomes, je n’avais rien et Jean Boudriot en a alors sorti une frégate de 1740, exactement « mon » époque, et je l’ai prise et adaptée. À partir de ce modèle à l’échelle 1/48è, je peux ensuite mettre des personnages. J’ai l’habitude d’utiliser des modèles en 3D, des maquettes qui sont dans les musées de la Marine, et je vais aussi dans tous les rassemblements nautiques pour faire des photos de navires anciens.

Pour Versailles, vous vous rendez désormais aux rassemblements d’architectes… (sourire)

Oui, c’est ça, je vais aux deux. Avant d’aller rencontrer des spécialistes, j’apprends dans le domaine : je lis les bouquins, j’apprends le vocabulaire… Sinon, dans les échanges que j’ai pu avoir avec eux, je n’aurais rien compris à leur langage. Sans comprendre les termes, tout nous passe au-dessus de la tête. C’est la condition pour parler d’égal à égal. Parfois, j’ai pu relever des erreurs… qu’ils glissent dans la conversation exprès. A Versailles, dernièrement, j’ai vu une maquette de la chambre de Louis XIV qui est fausse : la cheminée n’est pas placée au bon endroit et elle n’est pas de la bonne couleur, le tableau n’est pas le bon. Il y a cinq ans, je ne l’aurais pas vu.

Autre citation dans le dernier tome, "L'eau (la mer) ne garde pas d'empreintes"…

C’est la conviction des archéologues navals. Quand on veut suivre quelqu’un à la trace sur terre, c’est possible et je vais le démontrer prochainement, avec les amérindiens qui vont pister. Sur la mer, à part en relevant, malheureusement, des traces de dégazage, il n’y a pas de trace. Avec les navires à voiles, il n’y a rien.

Il est beaucoup question de messagers et de missives dans ce tome 8... et l'on trouve de plus en plus de personnages masqués...

À l’époque, le port du masque était fréquent. Tout le monde se masquait, notamment pour les bals auquel le Roi se rendait. Pour les missives, regardez : dans les films actuels, les gens passent leur temps au téléphone ; là, il n’y avait pas d’autre moyen que d’écrire des courriers. Je dois faire comprendre cela au lecteur, tout comme le fait qu’ils mettaient un certain temps à arriver, avec le risque qu’ils soient interceptés. Il y a de nombreux exemples d’évènements qui sont intervenus parce que des courriers ne sont pas arrivés au bon moment, tels que des batailles qui ont été perdues. D’autres ont été truqués, trafiqués. Le Roi avait des chevaucheurs royaux, cinq, avec une fleur de lys sur le bras gauche, et ses ministres en avaient chacun un. Il a entretenu un réseau d'agents secrets, et au fur et à mesure de l'histoire, on va le découvrir.

Vous étiez expert ès Bretagne et marine, estimez-vous l'être devenu en complots ?

C’est très compliqué les complots car à ce moment-là, la donne était différente. Prenez l’exemple de mon personnage qui doit se rendre au Canada : il a cinquante à soixante jours de voyage à effectuer, avant un période d’hivernage et le retour. Les « méchants » ne peuvent pas savoir quand il arrivera et les deux parties n’auront pas de nouvelles ni d’un côté ni de l’autre. Je dois donc trouver un moyen pour faire en sorte que le lecteur intègre ce décalage. Pour les ennemis de Largo Winch, c’est sûrement plus facile : ils savent qu’il sera à tel endroit dans huit heures pour l’accueillir.

Parlons de Mme de Séverac : est-il toujours plus agréable de faire des méchantes de jolies femmes ? (et le contraire ?)

Je me suis basé sur des personnages réels, notamment Mme de Tencin. De nombreuses femmes de la noblesse ont participé à des complots. On a tenté d’infléchir certaines décisions politiques de Louis XV en lui mettant certaines maîtresses dans les bras. Mme de Châteauroux était ainsi plus ou moins commanditée par le Duc de Richelieu. C’est l’équivalent du lobbying actuel mais il était exercé par le biais de Mme du Barry ou Mme de Pompadour. Je joue sur le rôle de ces femmes qui ont eu un rôle dans l’Histoire, que l’on ignore car il est resté caché. Par ailleurs, dans les prochains tomes, ce type de personnage pourra révéler une autre facette et je piégerai le lecteur. C’est très amusant à faire. L’essentiel est d’être certain qu’il a mordu à l’hameçon. S’il a des doutes dès le départ sur un personnage, ça ne fonctionne pas.

Vous allez démasquer des gens qui ne portent pas de masque...

Exactement.

Pour quelles raisons avez-vous changé d'éditeur à partir du 7ème tome ?

Dupuis avait été racheté par Média Participations et ça s’est très mal passé. Le Directeur général a démissionné ; le Directeur éditorial avec lequel je travaille depuis 16 ans, Claude Gendrot, qui l’a soutenu a été viré et ma Directrice de collection a démissionné. En l’espace d’un mois, alors que j’étais en train de finir un album, je me suis retrouvé sans personne. Les nouveaux arrivants étaient vraiment des incapables. Ils ont d’ailleurs été virés deux mois après. Ma Directrice de collection, Corinne Bertrand, était passée chez Soleil et ma maquettiste aussi. Mon arrivée chez Soleil, c’est le choix de la fidélité. Si les gens qui sont chez Dupuis actuellement avaient été là à l’époque, les choses se seraient peut-être passées différemment. Ce sont les aléas du métier.
Par ailleurs, chez Soleil, il y a une réactivité et un dynamisme, également une faculté à s’adapter au niveau de la fabrication – pas de « on n'a jamais fait ce format-là » ou ce genre de choses - qui sont remarquables.

De ce point de vue, avec votre éditeur, vous soignez les collectionneurs avec des tirages spéciaux ou Les rendez-vous de l’Épervier qui ne sont pas réédités ; sont-ils une cible ou tout du moins un lectorat à privilégier ?

Les rendez-vous, à l’origine, sont presque un gag : je mets tellement de temps à faire un album, qu’à la limite, il faudrait faire des livres qui aient moins de pages pour apparaître plus souvent en librairie. OK, pourquoi pas ? Mais des bouquins de 16 pages, c’est court : alors pourquoi ne pas ajouter des bonus, avec des esquisses et un supplément historique, pour les fans. Et, finalement, ça marche très bien. Les espagnols, les hollandais, ont intégré la partie historique dans l’édition ordinaire des albums qui sont un peu plus chers. C’est le chapitre sur Versailles dans le premier numéro qui m’a valu d’être contacté pour participer à une exposition, ce qui a débouché sur d’autres contacts, etc. Ce qui était presque un gag à l’origine a débouché sur beaucoup de choses et cette matière a été utilisée par des enseignants pour réaliser des panneaux, des historiens… Nous réfléchissons sur le fait de poursuivre ou pas, s’il y a toujours suffisamment de matière intéressante. C’est bien d’essayer des choses. Et il se trouve effectivement que les collectionneurs aiment bien…

Maintenant, cap sur le Canada ?

Des historiens canadiens m’ont incité à emmener mon personnage là-bas. Ils m’ont dit : « on a pas mal de docs » et… ils m’ont effectivement inondé de docs ! Et les archives canadiennes sont disponibles sur internet. J’y suis allé une fois et je vais y retourner. Ce voyage me permet de changer d’univers, même si, pour la suite, il y aura toujours un peu de Bretagne, un peu de Versailles, en plus d’un peu de Canada. Je ne referai pas la même chose que pour l’escapade de Yann en Guyane : passé un moment, j’en avais marre de la Guyane, de la mangrove, etc. Là, je me dis que dans la même page, je vais avoir de la neige, des boiseries dorées versaillaises et du bois de bateau. Sans compter que je vais devoir composer un autre rythme. C’est un challenge. Par exemple, mon personnage s’est embarqué pour une traversée de deux mois. Sur le bateau, il ne se passe rien. C’est extrêmement ch… en fait (sourire). Et je ne peux pas faire un combat naval dans chaque album. Le héros bouge moins, il n’est pas en danger et tout le monde souhaite qu’il arrive de l’autre côté. Je montrerai la vie à bord mais il fallait trouver autre chose. Agnès, la femme qui l’aime et qu’il aime, va donc se retrouver sur le devant de la scène pour pouvoir jouer sur plusieurs lieux et personnages à la fois.

Avec le recul, qu'avez-vous pensé de la série TV ?

J’ai beaucoup aimé. Le résultat était réellement dans l’esprit de la bande dessinée. Sans disposer des mêmes moyens que moi, car je peux faire ce que je veux, sans avoir recours à des artifices comme ils ont dû le faire. J’ai suivi toutes les moutures de scénario et les premières étaient le décalque de ma série. Pour le filmer, il aurait fallu un budget trois fois supérieur. De fait, si mon Épervier, c’est de l’aventure avec du romanesque, l’adaptation c’est du romanesque avec de l’aventure. Ils ont creusé les personnages que je ne pouvais qu’esquisser en très peu de cases. Les rapports entre eux sont moins elliptiques et ils ont pu affiner, mettre de la chair, introduire des personnages supplémentaires plutôt que de faire des bateaux, des combats navals ou ce genre de choses qui demandent des moyens.

A-t-elle modifié votre manière d’écrire, dans la perspective d’une autre adaptation par exemple ?

Je suis allé avec eux et j’ai beaucoup appris sur le tournage, en discutant avec le réalisateur, les producteurs, les équipes techniques. J’ai fait la promo avec eux. Il y a forcément des choses qui vont se retrouver dans ma vision qui a un peu évolué. Par exemple, j’ai constaté qu’il y avait des scènes très bien amenées d’un point de vue dramatique, du fait du positionnement des personnages. Le mouvement n’est pas obligatoire, la tension peut être rendue en restant immobile. C’est très intéressant. Ils ont aussi eu une idée raccourcie de scénario que je vais pouvoir intégrer prochainement.

Avez-vous déjà pensé à l'après-Épervier ?

En fait, j’ai une série antérieure, de Science-Fiction, genre dont je suis fan, qui s’appelle « La planète perdue » que j’ai faite entre 1984 et 1989 et que j’aimerais bien refaire. À une époque où je n’étais pas sûr de l’avenir de L’Épervier, j’avais remis le nez dans ce projet et réalisé 32 pages. Si les récits de S-F se démodent très vite, je pense que cette idée de série tient toujours la route. Le sujet n’a pas été galvaudé. Si je passe à autre chose, ce sera pour réaliser ce projet plutôt qu’une nouvelle fresque historique. Ce que j’ai commencé à faire est aussi crédible, conçu avec la même rigueur que peut l’être L’Épervier. Le tort de certains auteurs de BD, c’est de penser que pour la S-F, il n’y a pas besoin de faire des recherches. Quand on voit les efforts énormes qui peuvent être déployés pour la conception d’objets ou des décors de films… Pour les récits historiques, c’est presque plus simple parce que les références ou les documents existent ou il y a au moins un cadre à partir duquel on peut construire.
Propos recueillis par L. Cirade et L. Gianati

Information sur l'album

L'Épervier (Pellerin)
8. Corsaire du Roy

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