Comment êtes-vous tombé sur l’histoire d’Hartlepool ?
Tout a débuté par un voyage en Angleterre, du côté de Manchester, où un jour, un quidam m’a pris à partie en découvrant que j’étais français. « Vous les français, vous êtes tellement arrogants, tellement ceci, tellement cela… ». J’ai eu droit à tous les clichés… Le copain avec lequel j’étais m’a sorti de là en disant : « Ah mais il n’est pas Français, il est Suisse ! ». La situation a été totalement désamorcée. On s’est mis à discuter de l’antagonisme franco-anglais et il a commencé à me raconter l’histoire d’Hartlepool. « Il existe dans ma région un petit village dont on essaie d’oublier le nom qui s’appelle Hartlepool. Et à cet endroit, au début du XIXè siècle… » S’en est suivi ce récit invraisemblable. D’ailleurs, c’est lui qui est remercié en première page de l’album. J’ai immédiatement vu là un diamant brut. J’ai trouvé dans cette histoire tout ce que j’aime et que j’essaie de développer habituellement dans mes BD : du tragique et du comique en même temps. Quand on écoute le pitch pour la première fois, on rigole. Puis, en y repensant, on se dit que c’est atroce et glauque.
Le débat sur l’identité nationale amorcé en 2009 a-t-il contribué à vous donner l’envie d’écrire cet album ?
Oui. Ce voyage en Angleterre s’est justement déroulé pendant cette période. En rentrant en France et en entendant toujours le même débat sur ce qu’était qu’être français et les dérives prononcées par les uns et les autres, j’ai trouvé qu’on était jamais très très loin de ces réactions-là. Il y a eu des heures et des heures de débats, alimentés par les bas instincts, pendant lesquelles on a l’impression que ni les spécialistes ni les historient n’ont été conviés. Ça a été finalement un grand déballage épidermique de tout ce qui nous passe par la tête.
Pour vous, le racisme vient-il essentiellement d’une méconnaissance de l’Autre ?
En tout cas, ça aide. Ce qui me paraissait intéressant dans cette histoire-là, c’est qu’à cette époque, la haine ancestrale entre les français et les anglais, elle est commode car entre eux et nous, il y a la mer. Ce no man’s land fait que les cultures ne se mélangent pas. Ce n’est pas comme avec l’Allemagne ou avec l’Espagne où il existe une zone tampon, ce qui a toujours permis de se comprendre. Avec les anglais, au début du XIXè siècle, ce qui se passait au-delà de la mer pouvait très bien relever du domaine du fantasme. Il est toujours plus facile de détester des gens qu’on ne côtoie pas. On voit d’ailleurs aujourd’hui en France le score du Front National dans les campagnes isolées est inversement proportionnel au nombre d’étrangers que ces habitants peuvent rencontrer au quotidien. L’histoire d’Hartlepool me faisait aussi penser à l’Iran : un pays avec lequel on n’a aucun échange. Dès qu’on pense « Iran », on pense immédiatement à « menace nucléaire ». C’est aussi un peuple qui a une Histoire formidable derrière lui… C’est aussi un peu ce qui s’est passé avec l’Afghanistan avec, soudain, une armée présente là-bas. Que prétend-on leur apporter ? On ne sait pas, mais on est en guerre. Je ne suis pas sûr, plus tard, d’être capable de l’expliquer clairement à mes enfants. Finalement, l’histoire d’Hartlepool est résolument moderne. Il y a aussi ce personnage d’ancien combattant qui évoque le rôle de la transmission. Dans les conflits nationaux, il y a toujours trois générations concernées. Il y a ceux qui sont marqués, qui ont souffert… Ce qui renvoie à la Guerre d’Algérie, chez nous. J’ai grandi dans des bistrots, mes parents tenaient des bars. Il y avait énormément de clients qui parlaient de ça tout le temps : la guerre, les tortures… Quand j’étais gamin, je recevais tout ça. Et pour moi les Arabes, ça rigolait pas. C’est difficile ensuite de se faire sa propre opinion, de ne pas laisser tout ça interagir.
On a l’impression, en début d’album, que les personnages marquent un temps d’arrêt chaque fois qu’ils prononcent une énormité…
Pour les villageois, cet événement est le seul truc qui s’est passé durant ces dernières années. Et tout à coup, ils ont très envie que cet événement-là soit très important, que cette situation devienne historique. Il y a donc un côté très « méthode Coué ». Ils commencent tous à parler de Napoléon, de complots… Ils s’emballent rapidement. Il y a effectivement des moments pendant lesquels ils s’écoutent un peu parler. C’est nourri aussi par le fait que Jérémy (Moreau, NDLR) vient de l’animation dans lequel il y a beaucoup plus de plans de personnages, plus de champs et de contre-champs et l’on va, beaucoup plus facilement qu’en bande dessinée, s’arrêter sur un visage, ce qui peut expliquer cet instant de flottement quand un personnage dit ou reçoit un message.
Les seules personnes à peu près sensées sont un médecin de passage dans le village et les enfants. L’ouverture d’esprit et la tolérance étaient-elles réservées à la jeunesse et à ceux qui avaient reçu une bonne éducation ?
On a voulu positionner le singe comme étant une victime, mais on n’a pas voulu positionner les villageois uniquement comme des bourreaux. On les voulait victimes aussi. On n’a pas l’impression d’avoir dépeint des fous sanguinaires, plutôt des gars victimes de l’ignorance, du passé, de la culture dans laquelle ils ont grandie où l’on transmet la haine de l’autre. Ce qu’on avait envie de montrer du doigt, c’est ce à quoi peut mener l’ignorance, le nationalisme aveugle… Effectivement, ce docteur émérite, enseignant à Londres et à Newcastle, est quelqu’un d’instruit. Les squelettes de singe, on peut imaginer qu’au musée d’Histoire Naturelle de Londres, il en a déjà vus. C’est aussi une façon de dire, qu’à la même époque, il y avait encore des gens qui vivaient comme au Moyen-Âge. Ce village est situé au fin fond de l’Angleterre. Quant aux enfants, ils sont juste ignorants aussi mais sur le plan de la transmission, ils ne sont pas tous touchés au même niveau. Certains sont déjà très imbibés et l’on voit bien que pour eux, ce sera plus dur que pour les autres (sourire). Je me suis très impliqué dans ces gamins-là, eux-mêmes fils d’aubergistes comme je l’étais également. Je ne leur jette pas la pierre. Ils ont le même regard que moi quand j’avais leur âge. Melody a bien une hypothèse pour expliquer ce que pourrait être ce français mais… ce n’est qu’une fille. Cet album est finalement un peu le guide Michelin des discriminations. (sourire)
Comment avez-vous trouvé le juste équilibre entre le tragique et le comique ?
C’était le grand chantier de cette histoire… Quand on entend le pitch de ce récit, on voit immédiatement ces deux piliers que sont le tragique et le comique. Quand il s’agit, de raconter cette histoire, il ne faut surtout pas perdre ce fil. J’ai fait plusieurs versions du scénario et je partais tantôt vers l’un, tantôt vers l’autre. On a choisi plutôt la pudeur dans la façon de traiter le singe, on ne voulait pas que ce soit insoutenable. J’avais en tête le roman de Jean Teulé, Mangez-le si vous voulez, qui décrit un cas d’anthropophagie collective. C’était exactement le point où je ne pouvais pas aller, car je voulais également m’adresser aux enfants. Il me semblait aussi qu’avec le recul historique et la présence de ce singe, il y avait une dimension comique. C’est le lectorat qui nous a renvoyé l’image d’un récit qui, finalement, a l’air plutôt équilibré.
Jérémy Moreau est un nouveau venu dans le paysage de la bande dessinée, comme beaucoup de dessinateurs qui ont travaillé avec vous. La découverte de jeunes auteurs est-elle devenue une spécialité (sourire) ?
C’est un hasard. Juste avant que je rencontre Jérémy Moreau, je m’étais dit : « J’arrête les débutants ». C’est passionnant, mais c’est aussi souvent beaucoup de travail. Et puis parfois, on en rencontre un et quand on voit son travail, on se dit qu’on ne peut pas faire autrement que de travailler avec lui. Cela a été le cas pour Jérémy. Nous avons un ami commun, Jean-Baptiste Andreae, qui nous a présentés. Il travaillait à l’époque pour l’animation et souhaitait se lancer dans la bande dessinée. Je ne pouvais pas lui écrire quelque chose sur-mesure pour lui et je lui ai envoyé deux scénarios que j’avais déjà écrits. Son choix s’était au départ plutôt porté sur l’autre projet, puis à la relecture de celui-ci, il a vu un potentiel qui lui avait échappé dans un premier temps.
Certaines trognes sont inimitables notamment Patterson ou le maire. Quelles consignes avez-vous donné à Jérémy concernant les personnages ?
Jérémy adore les cartoonists anglais. Alors, cette histoire qui se passe en Angleterre lui a donné envie de se plonger dans cette école-là. Puis la formation qu’il a reçue aux Gobelins lui permet de se fondre dans n’importe quel style. Je lui ai simplement demandé que les personnages aient ce côté caricatural, car la situation l’est aussi. Mais il ne fallait pas non plus que l’on soit dans le gros nez pour conserver un peu un côté glauque. Cela faisait aussi partie de ce chemin d’équilibre qu’il a fallu trouver. Il a aussi une gamme de couleurs étonnante.
On fait des découvertes incroyables dans le magazine « Le Collectionneur » ! Combien seriez-vous prêt à mettre sur la table pour racheter « Le Singe de Hartlepool » empaillé ?
(sourire) Cher, du coup ! Ce qui est marrant, c’est qu’on est tombés sur cette photo, bien après avoir sorti l’album. On avait fait des recherches sur internet sans jamais l’avoir aperçue auparavant. À la base, cette photo n’a rien à voir avec cette histoire. Mais de temps en temps, j’aime bien me détendre en allant raconter des conneries sur internet. (sourire)
Le singe de Harlepool est un one shot, alors que vous aviez jusque-là plutôt l’habitude de travailler sur des séries…
Il y a quelques années, présenter un one shot à un éditeur n’était pas facile. Ils considéraient que ça ne se vendait pas très bien. C’est en train de changer. Le one shot commence doucement à s’imposer et l’on commence à accepter l’idée qu’un succès commercial est possible avec un seul album. Le fait que les gens aient moins d’argent à dépenser pour une série joue aussi en faveur du one shot. Par exemple, la première version de L’Assassin qu’elle mérite était un one shot et on m’a plutôt conseillé d’en faire une série. Aujourd’hui, il existe une certaine presse « culture », qui, à partir du moment où elle peut employer le terme de « roman graphique », considère que l’album n’est pas « sale ». Je l’ai mesuré avec Le Singe de Hartlepool… Certains journaux se sont empressés de préciser qu’il ne s’agit pas d’une bande dessinée mais d’un roman graphique.
Quelles sont les raisons du retard du deuxième tome de L’homme qui n’aimait pas les armes à feu ?
Il va sortir en janvier (2013, NDLR). On l’avait fini depuis un moment déjà mais Lorenzo Pieri, qui avait fait les couleurs du premier tome, nous a annoncé très tard qu’il ne ferait pas les couleurs du deuxième. On a donc dû trouver un autre coloriste en catastrophe, capable de reprendre le travail après celui de Lorenzo. Et ça ne court pas les rues. Il a donc fallu taper dans le « très bon » et, forcément, le « très bon » n’est pas libre (sourire). On a donc dû accepter l’idée que l’album allait être décalé dans le temps pour avoir un coloriste qui soit au niveau. Ce délai nous a permis de travailler sur le troisième tome et l’intermède entre le deuxième et le troisième tome sera plus court, environ six mois.
La suite de L’Assassin qu’elle mérite… ?
Il y aura quatre tomes au final. Le troisième devrait sortir pour la fin de l’année 2013.
Azimut ?
Il y a déjà une vingtaine de pages du tome 2 qui sont prêtes. Il devrait sortir également à la fin de l’année 2013.
Les aventures de Sarkozix ?
Un dernier tome sort en décembre (2012, NDLR), intitulé Sarkozix contre Hollandix. Il raconte la campagne et la fin de règne. Cinq albums pour un quinquennat, c’est parfait. (sourire)
D’autres projets ?
Je m’intéresse de plus en plus à des histoires « utiles ». Je veux que mes scénarios restent du divertissement mais dans lesquels je défends un point de vue, je creuse une vérité historique ou j’essaie de transmettre une ou deux choses que j’ai découvertes… Le divertissement pour le divertissement ne m’intéresse pas. Je me suis rendu compte que la famille constitue un des points communs qui existe entre toutes mes séries, avec bien souvent trois générations, ainsi que le thème de la transmission. C’est quelque chose qui m’aide à construire des personnages cohérents. Les schémas classiques de héros solitaires m’ont toujours profondément emmerdé. Je ne les ai jamais compris. Pour qui se battent-ils ? Quand on mène un combat, en général, c’est pour les siens.
J’ai un one shot dans les cartons qui n’est pas signé pour l’instant. C’est un récit contemporain sur deux personnages issus de deux générations différentes, un trentenaire et un quinquagénaire, qui se retrouvent à vouloir braquer un fourgon, en tout amateurisme et pour des raisons très différentes. L’un a une vision sociale du braquage, un peu à la "Robin des Bois", l’autre, très néo-libérale et bling-bling. C’est une histoire qui se sert du prétexte de la préparation d’un braquage pour en faire une chronique contemporaine. C’est une fiction, mais composée à 80% d’histoires et de personnages vrais que j’ai rencontrés ou entendus quand je bossais la nuit. C’est à mon avis mon récit de fiction dans lequel il y a le plus de vérités. Le dessinateur est un débutant… archi expérimenté puisqu’il n’a jamais publié de bande dessinée tout en étant directeur artistique chez DreamWorks, notamment sur la licence de Kung Fu Panda.
J’ai également une nouvelle série en projet chez Dargaud avec Paul Cauuet, avec qui j’avais fait L’Honneur des Tzarom, qui s’appelle Les vieux fourneaux, dont le premier tome devrait sortir fin 2013. C’est une série contemporaine dont les personnages principaux ont tous plus de 70 ans. Je suis sûr que vous ne reconnaîtrez pratiquement pas le travail de Paul qui a changé radicalement son style. Les albums qui composeront cette série seront auto-conclusifs. Toutes leurs aventures ont pour origine la vie qu’ils ont menée. Il y aura de nombreux flashbacks qui permettent de remonter jusque dans les années 60 ou 70. Le premier tome est fini, et pour avoir des temps raccourci entre chaque sortie, on va attendre d’avoir fini également le deuxième pour sortir le premier. Je ne veux pas revivre l’expérience de L’homme qui n’aimait pas les armes à feu.