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Le retour de la grâce féline

Entretien avec Fred Bernard

Propos recueillis par L. Gianati Interview 17/10/2012 à 15:59 5157 visiteurs
Voilà huit ans que l'on attendait avec impatience une nouvelle histoire de la plus sexy des aventurières : Jeanne Picquigny. C'est en Inde, après un court passage outre-Manche, que l'intrépide jeune femme part à la recherche "de la chose la plus précieuse du monde". Découvertes mystiques, romances sauvages mais également parcours initiatique... Fred Bernard construit, autour du personnage de Jeanne, une véritable saga familiale composée désormais de quatre tomes, si l'on considère également l'album consacré à Lily Love Peacock. Une œuvre et un auteur à découvrir d'urgence.

La Patience du Tigre, voilà un clin d’œil astucieux à tous vos lecteurs qui ont dû attendre presque huit ans avant de découvrir la suite des aventures de Jeanne ! (sourire) Pourquoi un tel délai ?

M’en parlez pas ! Je n’en pouvais plus d’entendre : « Alors Jeanne, c’est fini ?! Vous êtes passé à autre chose ? » Et de m’expliquer une énième fois… Les années passaient, je bataillais avec les éditions du Seuil qui « arrêtaient la BD » mais refusaient de me rendre les droits… Je ne comprenais pas pourquoi, on m’a dit que c’est parce que les ventes étaient bonnes… Et ils refusaient aussi les propositions de rachats de Casterman. Enfin c’est réglé !

Après deux tomes d’environ 160 pages chacun, celui-ci est un véritable pavé de 500 pages ! Cette pagination était-elle prévue dès le départ ?

Pas du tout… Il y a souvent un avantage inattendu à tout accident de parcours. À la suite de La tendresse des crocodiles et de L’ivresse du poulpe, j’avais prévu d’emmener Jeanne et Eugène dans le désert du Sahara afin de rechercher « la chose la plus précieuse au monde ». Le titre prévu était La maladresse du scorpion (mis en danger, le scorpion peut se piquer lui-même d’après la légende…) Mais je n’ai pas pu enchaîner… Puis j’ai fait deux voyages en Inde et au Népal et j’ai changé mon fusil d’épaule ! En six ans, j’ai eu le temps de creuser mon idée, j’ai fait plein de découvertes, d’où les 500 pages… "La patience" s’est alors imposé comme titre…

Comment sont nées les aventures de Jeanne ? Aviez-vous déjà en tête un nombre de tomes précis ou un arbre généalogique tel qu’il est présenté au début de La Patience du Tigre ?

Les aventures de Jeanne Picquigny sont au départ un album jeunesse illustré par mon ami François Roca sorti chez Albin Michel en 2001 (Jeanne et le Mokélé). Je voulais aller plus loin et offrir cette aventure en roman graphique aux adultes… (comme pour L’homme-bonsaï paru chez Albin Michel jeunesse puis chez Delcourt-Mirage)
Je n’avais pas un nombre de tomes précis en tête, mais je voulais écrire une série. Jacques Binsztok, mon éditeur au Seuil, était ok pour que j’en réalise au moins cinq et j’étais surexcité ! Dès la fin du premier volet, Jeanne Picquigny mettait au monde son premier fils Modeste (fils de Léon Philippon, petit notaire parisien…) car j’avais envie d’une vraie saga sur plusieurs générations, jusqu’à nos jours. Quand j’ai compris que Jeanne était « coincée » au Seuil pour un bon moment, j’ai fait un saut dans le temps et j’ai donné vie à Lily Love Peacock, la petite fille de Jeanne Picquigny, chez Casterman en 2006. Dans La patience du Tigre, Ernest (le papa de Lily), le fils d’Eugène et Jeanne, vient au monde à son tour… Ça devenait un peu compliqué et j’ai pensé que l’arbre généalogique devenait nécessaire !

Comment un homme peut-il parler aussi bien d’une femme ? Jeanne représente-t-elle votre côté féminin ? (sourire)

(sourire) La plupart de mes histoires mettent en scène des personnages féminins, je pense qu’il y a suffisamment de « héros » mâles… Quand le premier tome est sorti, certains journalistes et lecteurs ont d’abord cru que j’étais une jeune femme (peut-être parce que Fred Vargas faisait beaucoup parler d’elle à l’époque ?) et ils étaient presque déçus aux séances de dédicaces… Mon éditeur s’en amusait. Moi, je m’en réjouissais : c’était la preuve que j’étais juste dans les dialogues et les pensées de Jeanne. Puis, à la sortie de Lily Love Peacock, Éric Loret de Libération m’a facétieusement qualifié d’« auteur lesbien ». Ma face féminine était démasquée, mise en pleine lumière comme à un interrogatoire policier ! Ça ne m’a pas déplu et pas tellement surpris : quand je bossais comme maçon à des rénovations en Bourgogne, j’étais « la chochotte des chantiers », puis aux Beaux-Arts, j’étais le plus « bourrin » des étudiants… Tout est une question de point de vue !

Comment avez-vous choisi les différents pays visités par l’héroïne ? Les voyages de Jeanne ont-ils été aussi les vôtres ?

En littérature jeunesse ou en BD, j’emmène toujours mes personnages dans des pays où je suis allés. Ça m’aide à écrire mes histoires, je retourne sur les lieux en pensée, je me plonge dans mes souvenirs et surtout, je sors mes croquis de voyage réalisés sur place. Le manoir de Jeanne Picquigny se situe à 500 mètres de chez moi. Comme elle, j’ai grandi en Bourgogne avant de visiter l’Afrique, l’Asie, Cuba, les États-Unis… J’ai vécu un an en Angleterre et je connais l’endroit où vit le père d’Eugène. Je glisse mes personnages dans les forêts et les villes, les bars ou les hôtels que j’ai connus. Ça m’aide à y croire moi-même… La plupart des personnages que Jeanne et Lily croisent sont aussi des avatars de personnes que j’ai rencontrés. Louise O’Murphy, Monsieur William, Pamela Baladine Riverside, Nothing Meilleur existent et pour Bill Churchill (un ami de San Francisco), j’ai carrément conservé son nom et son vrai parcours de vie parce que je n’aurais pas pu l’inventer ! En vérité, je n’ai pas tant d’imagination et la réalité dépasse toujours la fiction. Toujours !

Même si l’on connaît le passé d’Eugène dans les tranchées, les évènements majeurs du début du XXème siècle semblent avoir peu d’emprise sur les personnages… jusqu’à l’apparition de Gandhi au détour d’une page. L’Histoire va-t-elle finir par les rattraper ?

Nous vivons nous-même dans l’Histoire, nos familles, tous autant que nous sommes sur cette Terre, mais quelle influence a-t-elle concrètement au jour le jour ? Le problème c’est qu’elle intervient presque toujours de façon douloureuse : une crise financière, un conflit social ou armé, des élections malheureuses, une montée de l’intolérance, une catastrophe naturelle… Jeanne et Eugène sont comme beaucoup d’entre nous, ils ont besoin de rêver et d’oublier un peu le réel pour espérer approcher le bonheur, ils le recherchent et se cherchent eux-mêmes comme ils le peuvent… Avec beaucoup de volonté mais en faisant des erreurs aussi. L’Histoire va les rattraper en effet… Dans La patience du Tigre et dans Lily Love Peacock, quelques indices annoncent des drames futurs dans la famille Picquigny…

On retrouve dans La Patience du Tigre le romantisme d’un Pierre Loti ou le côté aventurier de Joseph Kessel. Quelles ont été vos sources d’inspiration ?

Je suis un simple voyageur mais j’ai parfois rencontré de vrais aventuriers. Je lis beaucoup d’auteurs morts en effet… Surtout des bourlingueurs : Loti, Kessel, London, Hesse, Cendrars, Conrad, Michaux… Alexandra David Neel et Duras, pour citer des femmes. J’ai besoin de savoir comment on appréhendait le monde et les voyages dans la première partie du 20ème siècle, comment on les vivait, les pensait. Je m’inspire aussi du style de l’époque, de leur vocabulaire pour rendre crédible et ancrer ces aventures dans leur époque.
Surtout, à l’instar de Jeanne et Lily, je m’intéresse beaucoup au passé pour tenter de comprendre ma vie présente. Mais j’ai d’abord été bercé par les aventures de Donald et Picsou, Spirou et Fantasio, Corto Maltese, ou Tintin. Ils m’ont donné le goût des voyages et Eugène Love Peacock est un peu mon capitaine Haddock !

Vous semblez donner une importance particulière aux dialogues. Comment travaillez-vous à la conception d’une aventure de Jeanne ?

Écrire les dialogues me prend beaucoup de temps et c’est ce que je fais en premier. Les mots véhiculent la pensée, la réflexion et surtout l’humour ! Seuls les amoureux et les animaux peuvent échanger de grandes choses uniquement par le regard…
Plus sérieusement, je travaille de façon très empirique. Je démarre sans feuille de route précise mais avec des tonnes de documentation et de notes éparses. Je pars des dialogues, je les place dans des scènes qui vont faire avancer le récit ou pas, car ils éclairent la personnalité des personnages autant que leur attitude ou leurs actes. L’histoire apparaît par bribes et souvent dans le désordre. À la fin, je monte tout comme au cinéma, je retire, j’ajoute parfois certaines petites choses… Ça peut être angoissant pour mon éditeur, mais je sais où je vais. C’est ce qui permet de garder une bonne énergie et l’excitation d’assister « en live » à la naissance du récit. Généralement, je retombe sur mes pattes.

Au-delà du récit d’aventures, le parcours de Jeanne est également une véritable quête identitaire. Son personnage semble s’enrichir et se façonner au gré de ses rencontres… Dans l’arbre généalogique présenté au début de l’album les dates de décès de Jeanne et d’Eugène sont inconnues. Etes-vous attaché à ce point à vos personnages que vous ne pouvez vous résoudre à les faire mourir ? (sourire)

C’est tout à fait ainsi que j’envisage la saga : un immense champ d’expérimentation et d’exploration familiales et sentimentales au gré des voyages, des amours et des naissances sur une centaine d’années. « Un truc qui ressemble à la Vie », en toute simplicité ! (sourire) Où la grande aventure est prétexte à développer de l’intime avec des personnalités complexes. Tous bataillent pour trouver leur voie avec ce que la famille leur a légué de bon ou de mauvais… Il me suffit de piocher dans ma propre expérience.(sourire) J’aimerais avoir la possibilité de continuer Jeanne et Lily en parallèle avec des passerelles entre les générations et voir le monde changer avec elles.
C’est pourquoi je préfère ne pas donner de date de décès à Jeanne et Eugène. D’ailleurs dans Lily Love Peacock, Victoire Goldfrapp affirme à Lily (entre autres révélations…) que ses grands-parents sont toujours en vie, en voyage quelque part… Qu’elle les rencontrera un jour, c’est sûr !
Je savais à l’avance que la fin de La patience du Tigre pourrait laisser envisager cette possibilité …

Faudra-t-il patienter encore huit ans avant de découvrir un nouveau récit de Jeanne (sourire) ? Avez-vous déjà une idée de la suite de ses aventures ?

J’espère bien que non ! Je pense d’abord m’intéresser à la vie de Lily de nos jours (elle m’appelle !), où l’on pourrait en apprendre un peu plus sur Jeanne. J’envisage aussi un jour « une aventure au manoir », comme Tintin et Les bijoux de la Castafiore !

Pensez-vous à développer d’autres personnages de la descendance de Jeanne, comme vous l’avez fait pour Lily Love Peacock ?

Ce n’est pas impossible, mais les secrets de famille sont bien gardés….
Je songe parfois même imaginer leurs descendants dans le futur, si les lecteurs me suivent… J’aime rêver !

Avez-vous d’autres projets ?

Je rassemble depuis des années sur des anecdotes auprès de mes grands-pères nés en 1923 dans le village de Jeanne… Tout est lié !
Propos recueillis par L. Gianati

Information sur l'album

Jeanne Picquigny (Une aventure de)
3. La patience du tigre

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