Grand, il l'était ! Il fallait oser ces compositions hiératiques et ces audacieux découpages, innovations graphiques dès les années soixante-dix, qu'il partagea avec son ami Dino Battaglia, mort lui aussi à sa table de travail. Ces pionniers ont eu le mérite de jeter leurs forces créatives dans la bataille éditoriale des revues transalpines (Linus, Corto Maltese) en rapprochant le noir et blanc de la gravure héritée du XIXè siècle des potentialités exponentielles du médium bande dessinée.
Sergio Toppi, venu du cinéma d'animation, était avant tout un auteur libre. Il s'appuyait certes sur une documentation historique considérable, mais tout ce matériau transposé en nouvelles implacables était soumis aux sortilèges du fantastique. Cette dualité révélait l'ampleur de son imagination, qui embrassait aussi bien l'épopée meurtrière de la colonisation, que la déclinaison de grands récits fondateurs, tel Sharaz-De, son chef-d'oeuvre. Toppi se voulait "un bon artisan", une modestie qui ne peut cacher son apport fondamental : il fut celui qui apparia les rigueurs du trait classique aux démesures tabulaires, alliant une extrème finesse graphique aux explosions du découpage, privilégiant la case unique envahissant la planche si la narration l'exigeait. Ses audaces conservent de nos jours toute leur force expressive. Elles expliquent le succès grandissant de ses albums auprès d'un public conquis hors de son pays natal, l’Italie.
Les éditions Mosquito , dirigées par son ami Michel Jans, qui depuis une quinzaine d'années le publie en France, l'ont patiemment fait connaître et reconnaître: un des bonheurs de Sergio Toppi fut de vivre pleinement la diffusion progressive de son oeuvre dans toute l'Europe (de l'Espagne à la Pologne), et d'avoir su que son Sharaz-De allait être édité aux USA et en Chine (qui lui avait récemment attribué un prix et organisé une grande exposition à Shangaï).
Toppi ne privilégiait pas de héros récurrents (à l'exception de son cruel et sarcastique "Collectionneur"), et cette liberté créative l'amenait sur tous les terrains où sa verve réaliste et humoristique l'attirait.
Prochainement, paraîtra chez Mosquito "Sic transit gloria mundi", une galerie de portraits-charges consacrés aux personnages marquants de l'Histoire, de l'Antiquité à nos jours, démontrant une fois de plus l'éclectisme de l'auteur. Il est de ces trop rares artistes qui savent "capturer" leurs lecteurs en leur imposant un lent tempo de déchiffrement, prisonniers qu'ils sont des infinis entrelacs de ses compositions, immergés de fait dans l'album.
Cette faculté où l'immobilisme narratif le dispute soudain à la fulgurance de l'action n'est pas sans analogie avec la manière de son compatriote Dino Buzzati, dont "Le désert des Tartares" installe de même une attente qui densifie et ralentit la lecture.
Pour l'avoir cotoyé, je peux témoigner que Sergio Toppi était d'une grande gentillesse et disponibilité, chaleureux et dynamique. Notre dernière rencontre date de l'an dernier lors de l'inauguration à Thiers d'une de ses nombreuses expositions. Déjà atteint par la maladie, son discours de remerciement fut un modèle d'humour et de modestie.
En Sergio Toppi le conteur, le fabuliste et l'historien cheminaient de concert avec l'enlumineur et le scribe. Au Panthéon des Arts plastiques, il restera au sens le plus profond un modèle d'auteur de bandes dessinées, dont, irréfutable notoriété, on reconnaît d'emblée la paternité sur le moindre de ses dessins.
Fiche auteur de Sergio Toppi