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Un 1000 Feuilles sculpté de main de maître

Entretien avec Éric Liberge et Vincent Gravé

Propos recueillis par L. Gianati Interview 01/04/2012 à 10:44 4786 visiteurs
Pour beaucoup, le nom de Camille Claudel est essentiellement associé au film de Bruno Nuytten sorti dans les salles en 1988. Les interprétations de Gérard Depardieu et d'Isabelle Adjani ont permis de sortir de l'oubli une artiste maudite dont le génie a été reconnu bien des années plus tard. Grâce à un article écrit par Paul Claudel, le frère de Camille, Vincent Gravé et Éric Liberge réalisent une biographie passionnante pour "rendre justice à son immense talent."

Comment est né le projet Camille Claudel ?

Éric Liberge : C'est Vincent Gravé qui, en 2009, cherchait quelqu'un pour scénariser un projet de biographie qu'il avait à cœur de réaliser sur Camille Claudel, mais il ne voyait pas qui pourrait être intéressé par ce type de sujet particulier. Je me suis proposé, connaissant l’œuvre de la sculptrice depuis longtemps. De plus, c'était une expérience que je souhaitais aussi tenter un jour.

Vincent Gravé : J’ai grandi, en partie, dans un village situé à proximité de Villeneuve-sur-Fère. Étant enfant, j’ai joué à la Hottée du Diable, au Château de Fère-en-Tardenois..., couru la campagne. Tous ces lieux, ces lumières, ces ambiances ont nourri l'œuvre de Paul et Camille. Et beaucoup plus modestement, je cois que cela a aussi imprégné en profondeur ma création et mon rapport à celle-ci. Sans ce vécu, je n’aurais pas eu -me semble-t-il- la légitimité de dessiner cet album. C’est à partir de la prise de conscience de mes origines qu’est apparue le nécessité de réaliser cet album.

Pour beaucoup de non-initiés, le nom de Camille Claudel est surtout associé au film de Bruno Nuytten et à l’interprétation d’Isabelle Adjani…

E.L. : Pour les non-initiés, c'est vrai, mais le musée d'Orsay dispose de très belles pièces de Camille Claudel, que l'on peut admirer sans modération. Le musée Rodin aussi. Il est vrai qu'elle est un peu oubliée. Cet album est là pour rendre justice à son immense talent, et faire perdurer son œuvre, un peu éclipsée par celle de son frère, Paul Claudel.

Que reste-t-il aujourd’hui de son œuvre ?

E.L. : Si Camille a beaucoup détruit dans sa production, il reste des marbres, des bronzes et des plâtres de ses œuvres majeures. Ils sont rares, hélas.

V.G. : Le film a mis en lumière la qualité de l'œuvre et la personnalité de Camille. À partir de cette date, les musées ont pris conscience de la valeur artistique mais aussi financière et ont mis en avant son œuvre. Le musée Rodin à Paris présente des œuvres essentielles... Les admirer en sachant dans quelles conditions elles ont été réalisées est très émouvant. Un beau voyage à faire en famille.

L’interview de Paul Claudel a-t-elle réellement eu lieu ?

E.L. : Ce n'était pas une interview, mais un article de Paul en hommage à sa sœur, au moment de la rétrospective sur sa sculpture en 1951. Pour les besoins du récit, je l'ai transformé en interview.

Choisir le frère de l’artiste comme narrateur a-t-il permis de renforcer l’authenticité du récit ?

E.L. : Cela a surtout permis de placer Paul dans une position rédemptrice par rapport au sort de sa sœur. Il l'a quand même faite interner en hôpital psychiatrique... Mon souci était de faire comprendre les rouages qui ont mené cet homme à une telle décision, en plus de ne pas s'être réellement occupé d'elle lorsqu'elle était au plus fort de la paranoïa. Je ne sais pas dans la réalité s'il s'est amendé de la sorte, mais dans l'album, j'aime bien le lire de sa part.

Plus que l'œuvre de Camille Claudel, c’est aussi de la place de la Femme au XIXe siècle dont il est question…

E.L. : C'est une question très souvent évoquée par Vincent, et j'ai fait de mon mieux pour le montrer dans le récit. C'est un vrai combat que Camille a mené pour exister en tant que femme-artiste, dans un monde essentiellement masculin.

Camille Claudel est-elle devenue, malgré elle, une icône du féminisme ?

E.L. : Libre à chacun et chacune de le percevoir comme tel. Je veux plus voir dans Camille une insurgée de la société, une rebelle. Il aurait fallu lui poser la question, avec ce terme des années 70. Mais je ne pense pas que Camille défendait la cause des femmes. Elle vivait exclusivement pour sa sculpture.

V.G. : Malgré elle... peut être. Mais c’est plutôt la question de l’engagement de l’artiste vis à vis de sa création qu’elle pose. Jusqu’où peut-on aller pour faire vivre sa création? On connaît la réponse... Au delà, son histoire pose la question de la place de l’artiste dans la société. Et actuellement, j’ai l’impression d’être entouré de Camille Claudel !

Votre façon de travailler ensemble a-t-elle changé depuis votre première collaboration (Relayer) ?

E.L. : Oui. J'ai ici voulu, en accord avec Vincent, faire une trame de récit grand public. Il fallait donc que le dessin suive ce chemin. J'ai donné à Vincent un scénario millimétré, tant au niveau des dialogues, que de l'image. Il a bien sûr rajouté son « grain de sel », lorsqu'il y en avait besoin. C'est la première fois que je donne ainsi une partition très écrite et dessinée à la fois. Cela a très bien fonctionné. Dans Relayer, Vincent faisait sa propre histoire, et j'intervenais pour construire le texte sur ses recommandations. Donc pour Camille, c'était très différent, et très cadré.

V.G. : Depuis notre première collaboration, dix ans se sont écoulés. Et, effectivement, nos univers ont évolué ainsi que nos méthodes de travail. Pour Camille Claudel, Éric me faisait parvenir des séquences de trois à cinq pages en petits formats comprenant toutes les indications nécessaires pour la réalisation des planches : découpage, dialogue et une attention particulière pour le jeux des regards. Cela me permettait de me concentrer sur la qualité du trait et la documentation. Les originaux des pages sont format "raisin". En amont, il y a eu des échanges sur l’esprit du livre. Ceux-ci ont été faciles et fructueux. Grâce aussi à Franck (Marguin NDLR) et son équipe de Glénat, qui s’est occupé de la direction artistique et du suivi de fabrication. Avec un peu de recul, je pense que l’alchimie a très bien fonctionné.

Quelles ont été vos sources de documentation ?

E.L. : Tout ce qui m'a appelé, inspiré, en termes de livres, d'images, de photos. En prenant bien soin de ne pas marcher dans les traces du film de Nuytten, évidemment. Mon propos n’était d'ailleurs pas du tout le même.

V.G. : Mes sources de documentation sont multiples : lectures de biographies, iconographies représentant les œuvres, les lieux de vie, les personnes. En cherchant bien, il y a des petits trésors datant de l’époque. Mais le croquis in situ reste la colonne vertébrale de la documentation, ce qui m’a permis de restituer la matière, les ambiances avec liberté, mais aussi justesse et précision... j’espère.

Vincent, le dessin de Camille Claudel est très éloigné de vos récentes publications chez les Enfants Rouges (Petites Coupures, Fausse Route et Requiem pour un champion). Comment avez-vous travaillé sur cet album ?

Fausse Route, Petites Coupures (Prix Polar Cognac 2009 one shot - scénario de Joseph Incardona) et Requiem pour un champion (scénario de Bertrand Boulbar) sont trois polars. L’idée était de faire découvrir l’univers du Noir et cela à partir de 13 ans. Des BD au découpage cinématographique, au format presque manga scénarisées par un écrivain... Pour la technique, mon intention était de passer de la couleur directe au Noir et Blanc. Ce fut un long chemin qui passa par l’étape essentielle et déclencheur de la gravure. Pour Camille Claudel, j’ai utilisé plus la plume, moins de brosse et pinceau. Pour ma part, je trouve le dessin pas si éloigné, le propos et l’esprit du livre a nécessité une certaine adaptation de mon trait, ce qui fut passionnant. Il y a un fil conducteur reliant mes publications, même si celui-ci est invisible pour la plupart des lecteurs.

La couverture et le côté sombre de la lune faisant référence à l’aliénation est très « floydienne »… (sourire)

E.L. : Dark side of the moon ? Vraiment, je n'y ai pas pensé. La lune noire vient de Vincent. Cette couverture s'est posée là d'un trait. Il n'a même pas fait de recherches. Il a fait le dessin et boum, elle était là.

V.G. : Sur une idée d'Éric, j’ai réalisé la couverture rapidement. Elle nous semblait évidente. On peut y voir aussi l’église de Villeneuve-sur-Fère (qui joue un rôle essentiel à la dernière case) et, sur la droite de Camille, un arbre où du gui a poussé. Tout cela donne du sens. Le style de la BD est conçu pour qu’il soit lisible par un enfant de 8 ans, qu’il soit aussi un objet de discussion et de partage entre les générations... Nos grands-mères ont vécu en partie à cette époque. En dessinant Camille âgée, je dessinait un peu ma grand mère. Tout cela passe aussi par une palette de sentiments (du rire aux larmes, de l’amour à la haine), soulignée par de subtiles couleurs à l’aquarelle d'Éric !

Puisque la mode est à l’uchronie, que serait devenue, d’après vous, Camille Claudel sans Rodin ? Une sculptrice de génie libérée de toute emprise et reconnue par ses pairs ? Ou une artiste inconnue qui n’aura jamais su trouver l’étincelle créatrice ?

E.L. : Intéressante question, même si je ne suis pas sensible aux uchronies. Je lui aurais souhaité, dans une dimension parallèle, une vraie reconnaissance. Avec ou sans Rodin.

V.G. : Et si Camille n’avait pas avorté de Rodin ? Voilà mon questionnement lors de la réalisation de cet album. Imaginez une filiation telle que celle-ci me laisse songeur. Quant à Rodin, et le rôle que les livres d'histoire lui ont fait jouer dans la déchéance de Camille, je suis très méfiant. L’époque n’acceptait pas se genre de relation, Camille est née cinquante ans trop tôt.

Quels sont vos projets ?

E.L. : Pour l'instant trop tôt pour en parler, mais j'ai proposé à Vincent un autre projet, sur un autre grand, très grand fou du XXe siècle.

V.G. : Jardin, pour une faille du Temps en collaboration avec Gilles Clément est une fiction qui nous questionne sur notre rapport avec notre environnement. Reste la question de l’éditeur, qui à ce jour est inconnu. Un autre projet, qui me tient particulièrement à cœur est le concert dessiné Motor Hotel avec le talenteux Bertrand Boulbar, chanteur et musicien. J’interviens en direct sur scène pour dessiner, coloriser, gratter, mixer les images... dessins éphémères retransmis par du matériel HD sur écran géant, éphémère, sans filet. Passionnant. Et bien sûr, avec Éric, on réfléchit à notre prochaine collaboration... notre univers est en expansion !
Propos recueillis par L. Gianati

Information sur l'album

Camille Claudel

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