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Essling ou le début de la fin

Entretien avec Frédéric Richaud et Ivan Gil

Propos recueillis par L. Gianati Interview 13/03/2012 à 08:27 9922 visiteurs
Pourquoi raconter la bataille d'Essling en bande dessinée ? Pour connaître la réponse, il suffit de lire la préface très instructive écrite par Patrick Rambaud, auteur du roman La Bataille auréolé du prix Goncourt en 1997. Frédéric Richaud et Ivan Gil se sont attelés à adapter en triptyque cette grande fresque napoléonienne. À l'occasion de la sortie du premier tome, disponible aux Éditions Dupuis le 16 mars, les deux auteurs répondent à quelques questions.

Comment est né le projet La Bataille ?

Frédéric Richaud : C'est Christophe Bataille (le bien nommé !), mon éditeur chez Grasset, qui a lancé l'idée le premier. Il savait que j'avais déjà adapté deux de mes romans en bd avec la complicité de deux de mes amis : Tronchet et Makyo. Au sortir d'un déjeuner, il m'a lancé de but en blanc : "Pourquoi n'adapterais-tu pas La Bataille de Rambaud ?" Je n'ai pas hésité longtemps. Mettre en images un tel livre était un véritable défi. J'en ai alors parlé à José-Louis Bocquet et Louis-Antoine Dujardin que j'avais rencontrés au moment de la parution du Peuple des endormis, aujourd'hui épuisé. L'idée les a tout de suite emballés.

Ivan Gil : Quand je suis entré en contact avec Dupuis, le projet était déjà en marche, si bien que je ne sais ni comment ni qui a conçu le projet. Je suppose que je suis arrivé au bon moment avec les dessins appropriés (des dessins de Barry Lindon de Kubrick et d’autres croquis de personnages du XVIIIe siècle) et je suis très content d’avoir eu la chance de faire partie de cette aventure.

Dans la préface, Patrick Rambaud insiste sur le caractère purement visuel du roman. Comment avez-vous abordé son adaptation en bande dessinée ?

F.R : Patrick a une vraie culture de l'image. Sa collection de bandes dessinées qu'il m'a montrée un jour et ses collaborations avec Jean-Pierre Mocky en témoignent. Pour écrire sa Bataille, il a emprunté au cinéma et à la bd un grand nombre de leurs codes : ellipses, travellings, gros plans, plongées... Cette adaptation n'est, selon moi, qu'un prolongement naturel de son livre. En tout cas, je n'ai eu aucune difficulté à le transposer...

I.G : Quand j’ai reçu le script de Frédéric, je pouvais facilement reconnaître le roman à travers certains de ses textes. Cela montre le caractère visuel du texte d’origine. En nous centrant sur le script de Frédéric, celui-ci était toujours très exposé et graphique et se développait de façon très naturelle. Sauf pour quelques exceptions, ce qui apparaît dans les pages et comment cela apparaît, c’est son idée. Cela m’a été très facile de le suivre et ma relation avec Frédéric a été formidable.

Resituer précisément le récit dans le temps, grâce notamment à l’évocation de personnages comme Joseph Haydn ou la présentation d’une liste de personnalités contemporaines en fin d’album, était-ce quelque chose d’essentiel pour vous ?

F.R : Toutes ces notes ont été écrites par Patrick et sont extraites du roman. Il nous a semblé nécessaire de les redonner dans la Bd. Avec cet album, nous sommes dans un registre particulier : à la fois bd d'aventure avec un grand A et bd historique. Ces indications donneront, à ceux que cela intéresse, tous les éléments pour bien comprendre le contexte dans lequel s'est déroulée cette fameuse bataille. Elles montreront également le travail colossal qu'a dû abattre Patrick pour mener à bien son projet.

I.G : Pour moi, ce qui était vraiment primordial (dans la partie graphique qui est la mienne), c’était qu’ils n’apparaissent pas comme des portraits de papier. Que les personnalités et les personnages fictifs soient aussi crédibles les uns que les autres.

On aperçoit le personnage de Friedrich Staps qui est amené à jouer un rôle très important dans la suite de l’Histoire. D’ailleurs beaucoup disent que sa tentative d’assassinat eut de fortes répercussions sur les futures décisions de Napoléon…

F.R : Staps est un jeune autrichien de 27 ans bien décidé à débarrasser l'Europe de ce tyran qu'est Napoléon. Il a mijoté son coup tout seul et est prêt à mourir en martyre. Sa tentative d'assassinat, avec un méchant couteau de cuisine, se soldera par un échec. Après son arrestation, il refusera la main que lui tendra l'Empereur, prêt à le pardonner, et sera exécuté. Cet incident marqua profondément Napoléon. Il comprit notamment qu'il pouvait mourir, même en dehors du champ de bataille, sans héritier, et décida alors de répudier Joséphine qui ne pouvait lui donner d'enfant. Selon le beau mot de l'historien Jean Tulard : « le poignard de Staps avait manqué Napoléon. Il tuait Joséphine ».

I.G : Assez curieusement, je dois dire que, si je connaissais les tentatives d’assassinat contre l’Empereur, j'ai pensé, durant une grande partie du travail sur le tome 1, que Staps était un personnage de fiction… En réalité, quand j’ai commencé, je croyais que seuls Napoléon et ses généraux étaient réels, et, peu à peu, je me suis rendu compte que les personnages fictifs étaient quasiment l’exception !

Parmi tous les soldats, l’éclaireur Vincent Paradis a un regard à la fois naïf et avisé sur la bataille et les enjeux de la guerre…

F.R : Paradis est peut-être bien le personnage le plus attachant de l'histoire. Ce jeune paysan, emporté comme des milliers d'autres dans la folie de la guerre, jette un œil effaré sur toutes les atrocités auxquelles, malgré lui, il est forcé de participer. C'est un faux-naïf, une sorte de Sganarelle qui ne se fait aucune illusion sur son avenir ni sur celui de l'Europe mise à feu et à sang par un homme qui n'hésitera pas à dire un jour : "Ma gloire vaut plus que la vie d'un million d'imbéciles."

I.G : À mon avis, Paradis apporte un équilibre important dans le creuset des points de vue sur la guerre. Parmi tant de vétérans et de vrais soldats, de gens d'un autre temps,
Paradis nous approche de ce regard naïf du paysan étranger aux décisions d’hommes comme Napoléon qui décident de la vie et de la mort de milliers d'êtres comme s’ils étaient des pièces d’échec.

Frédéric, recherchiez-vous un style graphique particulier ? Comment avez-vous rencontré Ivan ?

F.R : Il fallait, bien sûr, que le trait du dessinateur soit d'abord plutôt réaliste. Mais pas trop, pour éviter le côté rigoureusement "reconstitution historique". Il fallait aussi quelqu'un d'assez souple pour pouvoir représenter aussi bien les grands mouvements d'hommes et de cavalerie sur le champ de bataille que les scènes intimes dans les boudoirs de Vienne. Nous avons cherché assez longtemps le dessinateur capable de se lancer dans cette aventure. Et puis, avec José-Louis Bocquet, nous sommes tombés, un jour, sur les dessins qu'un jeune Espagnol avait déposé chez Dupuis à l'occasion d'un salon, quelques mois plus tôt. Nous lui avons demandé quelques pages d'essai. Le résultat nous a bluffés... Ivan a fait un travail formidable. Précis, dynamique. J'ai eu beaucoup de plaisir à travailler avec lui.

Comment travaillez-vous ensemble ? Frédéric, envoyez-vous un descriptif très détaillé à Ivan ?

F.R : Nous avons exclusivement travaillé par mail. Pour tout vous dire, nous ne nous sommes pas encore rencontrés en chair en en os ! Au début, je lui ai envoyé des pages découpées extrêmement détaillés, avec, en plus des indications de mise en scène habituelles, la couleur des costumes, la forme des sabres... Mais je me suis vite rendu compte qu'il connaissait l'époque aussi bien sinon mieux que moi et qu'il n'avait pas besoin que je lui balance des tartines de descriptions. A rythme régulier, Ivan m'envoyait ses crayonnés que je commentais au besoin. Puis il passait à la planche définitive.

Ivan, comment vous êtes-vous documenté, notamment sur les uniformes, les personnages historiques ou la ville de Vienne ?

I.G : En souffrant, en pleurant et, petit à petit, en apprenant encore plus que ce que je croyais possible sur cette très intéressante période de l’histoire européenne. J’ai passé d’innombrables heures à voir des films, des documentaires, à lire des livres et à chercher sur internet… Plusieurs cartes et illustrations anciennes de Vienne m'ont été d'une grande aide anciennes et illustrations sur Vienne ont été d’une aide précieuse.
Et, aujourd'hui encore, je continue à apprendre sur cette époque. Quand je regarde mes pages, j'ai l'habitude de trouver quelques erreurs de documentation ici ou là. Cependant, je crois que cet album est une histoire sur des hommes. Pas sur des uniformes. Chaque fois que j'ai pu, j'ai donné plus d'importance à l'harmonie visuelle et au réalisme qu'au règlement des régiments.
Quant aux personnages historiques, quelquefois, il y avait beaucoup de documentation et parfois aucune, ou très peu. Dans tous les cas, j'ai essayé de ne pas dépendre d'une ressemblance parfaite et je les ai dessinés à ma manière.

Une seule, mais très belle, pleine page, page 15, donne une vue d’ensemble sur le pont et le futur champ de bataille. Une dernière respiration avant de plonger dans l’enfer de la guerre ?

F.R : Je me souviens qu'Ivan m'avait écrit un jour qu'il se sentait à l'aise dans les plans larges. J'ai voulu voir si ce qu'il disait était vrai... Plus sérieusement, ce plan pleine-page a l'avantage de présenter le futur théâtre de l'action et de montrer les forces considérables engagées par Napoléon dans le conflit. L'image est à la fois belle et tragique : beaucoup des hommes qui franchissent ce pont ne reviendront pas. J'aime beaucoup cette image ; une sorte de moment suspendu avant le carnage. Il y aura trois plans généraux comme celui-là dans la série. Un par album. Mis bout à bout, ils pourraient, à eux seuls, résumer l'ensemble de la Bataille.

I.G : En réalité, je transporterais ce moment à la tombée de la nuit, quelques pages plus loin.
Ici, nous poursuivons les préparatifs de la bataille. Une des choses qui m’a le plus plu dans ce projet, et je crois que les lecteurs l’apprécieront aussi, c’est le réalisme et le détail du rythme des événements. J’espère qu'on peut percevoir, ou du moins j’ai essayé de le faire du mieux que j’ai pu, la portée des événements et le réalisme et l'ampleur des combats qui se sont déroulés il y a 200 ans.

Vous êtes-vous fixés certaines limites à ne pas franchir pour décrire les horreurs des champs de bataille ?

F.R : Absolument aucune. Raconter la Bataille d'Essling sans montrer l'horreur et le sang, ce serait comme écrire un roman d'amour où les héros ne s'embrasseraient jamais... Essling fut une véritable boucherie. 45000 morts en trente heures de combat ; un mort toutes les trois secondes ; des dizaines de milliers de blessés. Il fallait absolument montrer la cruauté de ces combats où les hommes, manquant de munitions, étaient parfois réduits à se battre avec des pierres ou des socs de charrue...

I.G : Pas consciemment. Certainement, le roman de Patrick Rambaud et, ensuite, le script de Frédéric ont, en quelque sorte, dirigé ma main. Au début, la tentation d’en montrer parfois « trop » était grande, mais, sur mes esquisses / ébauches, je voyais que cela ne fonctionnait pas pour moi. Pas avec ce style narratif. Au final, j’ai suivi mon instinct.

Le personnage de Napoléon suscite des sentiments très contrastés. Quel est le vôtre ? Plutôt héros ou dictateur ?

F.R : Un dictateur, sans aucun doute. Mais je suis comme la plupart des gens. Le personnage fascine... Comment ce petit homme grossier et à l'ego sur-dimensionné est-il parvenu à entraîner derrière lui tout un peuple et à le conduire sur les champs de bataille comme on mène des bêtes à l'abattoir ? Cette fascination a quelque chose de morbide... Une phrase, dans le roman de Patrick, m'a beaucoup impressionné : Napoléon demande à l'un de ses généraux : "Combien d'hommes avons-nous à dépenser aujourd'hui ?" Ce mépris de l'être humain fait froid dans le dos...

I.G : Ça dépend du jour de la semaine… Je crois que c’était une personne trop complexe et trop au-dessus du commun pour être simplifiée. De plus, l’histoire enseigne qu’il n’y a pas un vrai Napoléon, mais plusieurs, selon qui écrit sur lui. Je ressens de l’admiration pour le stratège militaire et pour son existence mélodramatique, mais je ne crois pas qu’il ait été un héros ni que ses actions aient été admirables.

Ivan, quel est le regard sur ce personnage historique de l’autre côté des Pyrénées ?

I.G : Eh bien, je ne sais pas trop comment répondre à cette question. Je crois que Napoléon est presque devenu une icône populaire, une caricature de lui-même. Plus réaliste ou plus légendaire en fonction du moment. De toute façon, en Espagne, nous avons toujours vu Napoléon comme étant lié à notre propre histoire, à la guerre d’indépendance. Nous ne connaissons pas la majorité des aspects non militaires du personnage. Il est clair que notre opinion n’est pas objective, comme ne l’est pas non plus celle du peuple français. Je suppose qu’il se passe la même chose pour nous avec nos conquistadors, comme Hernan Cortés ou Pizarro, eux aussi controversés.

Que pensez-vous du projet de parc Napoléon, à Montereau, en Seine Maritime ? Peut-on, à votre avis, concilier loisirs et Histoire, concernant notamment un personnage aussi controversé ?

F.R : Pour être franc, j'ignorais tout de ce projet de parc avant que vous ne me posiez la question. Il faudrait demander à notre bon soldat Paradis si cela lui dirait d'aller faire le grand huit avec tout son barda sur le dos ou au général Lannes s'il accepterait, avec sa jambe en bouillie rongée par la gangrène, de faire la queue devant un manège... J'imagine déjà le nom des attractions : Le monde merveilleux d'Austerliz, Chérie, j'ai rétréci les Prussiens, Pirate de Trafalgar... Et une bonne parade de grognards ensanglantés pour terminer la journée.

I.G : Concilier un parc de loisirs avec l’Histoire ? C’est toujours bon d’apprendre l’histoire, même si c'est par le biais d’images et de symboles. Moi, j’adorerais un parc dédié à la Rome Classique.

À quel rythme vont sortir les deux autres tomes de La Bataille ?

F.R : Le tome 2 est déjà bien avancé et devrait sortir avant la fin de l'année. Le tome 3 en 2013, pour célébrer la bataille de Leipzig !

I.G : Si tout va bien, l’idée c’est qu’il y ait moins d’un an entre chaque tome, si tout va bien.

La traduction des propos d'Ivan Gil a été réalisée par Marion Natali
Propos recueillis par L. Gianati

Information sur l'album

La bataille
1. Tome 1 / 3

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