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Le silence... et celles qui l'écoutent

Entretien avec Judith Vanistendael

Propos recueillis par L. Gianati et L. Cirade Interview 21/02/2012 à 09:09 6174 visiteurs
Comment aborder le thème de la maladie et de la mort, inéluctable, sans tomber dans le pathos ? C'est La prouesse qu'a réussi Judith Vanistendael dans David, les femmes et la mort. Moins centré sur le personnage principal qui se mure dans le silence que sur les femmes qui l'entourent, ce pavé de plus de 280 pages est un modèle de pudeur et de délicatesse face au cancer. Chaque aquarelle fait écho à tout un panel de sentiments contradictoires qui secouent Paula, Tamar ou Miriam. Poésie, délicatesse et talent. Bienvenue dans le monde merveilleux de Judith.

Pendant combien de temps avez-vous travaillé sur David… ?

J’ai travaillé pendant deux ans sur ce projet : un an et demi de préparation, de recherches, de découpages et six mois de dessin. Je fais d’abord un découpage approfondi, avec de la couleur, à l’aquarelle afin de bien la maîtriser.

Vous avez dit que David… est un livre sur le silence. C’est aussi un livre sur une lutte. Notamment celle des personnages qui souhaitent s’approcher de David alors que lui s’est enfermé dans une bulle…

Oui, c’est très bien dit. C’est très difficile… Quand quelqu’un est malade, c’est LUI qui est malade. Quand quelqu’un va mourir, c’est LUI qui va mourir. Comment s’accroche-t-il à ça ? Comment est-il confronté à cette mort qui approche ? S’il décide de se taire, c’est son droit ; mais si ce n’est pas une décision consciente, pluôt une façon d’aller vers l’avant. Cela exclut d’une certaine manière les gens qui l’entourent. Tout est intériorisé. Ça donne une distance qui, pour les personnes autour de lui, est très difficile à porter. Dans ma propre expérience, c’est très difficile d’aider quelqu’un qui ne communique pas. On ne sait pas où sont ses peurs, ses douleurs…

Ce silence est perçu de façon très différente par les quatre femmes qui entourent David…

Oui. Chaque personne devient une autre personne en face de quelqu’un d’autre. Je peux être très silencieuse avec quelqu’un et être très bavarde avec une autre copine. David est libre dans son comportement avec sa petite fille : elle, elle lui pose des questions très concrètes sur la mort, l’éternité, tout en lui disant « Ne t’en va pas. Reste avec moi ». Sa naïveté facilite la conversation. La relation qu’il a avec sa femme est très différente. Il n’essaie même pas de la réconforter. Il veut juste qu’elle soit là en l’acceptant comme il est.

D’ailleurs, Paula souhaite à moment s’éloigner car elle ne parvient plus à gérer cette relation…

C’est elle qui reste en vie et elle décide de continuer son propre chemin, même désespérée. C’est un peu son voyage, vital, vers l’avant, vers le futur.

À un moment, on retrouve Paula dans une pièce noire dont les murs sont couverts de radiographies de David…

J’ai voulu représenter une femme dans une boîte noire, une sorte de cage dans laquelle elle n’a plus de repères, coupée du monde extérieur où seules apparaissent ces images fluorescentes de métastases, de mort. Elle est obligée d’affronter ça dans cette pièce. Et c’est un peu ce qu’elle ressent dans la réalité. Alors que, dans le même temps, David se trouve dans sa librairie, semble être à l’aise, même s’il ne l’est pas vraiment.

Le récit se déroule en 2000. Une année charnière pour marquer la fin et le début d’autre chose ?

Non. J’ai en fait pris la chute du mur de Berlin comme repère. La première femme de David est partie à l’Ouest et devait vivre à Berlin-Est avec David à l’époque où l’on devait encore fuir. J’avais donc en tête une construction familiale avec une fille aînée qui devait pouvoir être une jeune mère. 2000 était l’année idéale.

Pourquoi avoir choisi l’Allemagne, Berlin en particulier ?

Je connais très bien Berlin, ce qui me permet de gagner en finesse et en précision au niveau de mon dessin. J’aurais très bien pu choisir Paris, mais je connais moins bien cette ville. J’avais également besoin d’une famille intellectuelle confrontée à une situation très émotionnelle, et à Berlin se trouvent justement beaucoup d’artistes et beaucoup d’intellectuels. Il y a beaucoup d’attractions artistiques là-bas. Toute l’histoire s’est construite autour de Berlin.

L’idée du ballon et de ce jeu de la correspondance entre les deux enfants, est-ce l’un de vos souvenirs ?

Non. C’est une pure création. C’est ce que j’aimerais bien faire avec mes propres enfants. Ce jeu concerne le chapitre consacré à l’enfance où je souhaitais y mettre beaucoup de légèreté, de fantaisie et de beauté. C’est également l’été, le dernier de David.

L’image présente sur la couverture de l’album représente-t-elle une manière de reconstruire l’autre, une façon de montrer changer le cours des choses est impossible ?

Oui, elle essaie d’être Dieu, d’avoir la Mort en main, de pouvoir changer le cours de l’histoire, ce qui est impossible.

C’est également une façon de redevenir intime avec David…

Oui, bien sûr. Elle cherche David, elle cherche son mari mais elle le retrouve seulement dans les métastases. Elle essaie de reconstruire son mari, d’être à côté de lui. Pour cela, elle tombe dans le noir.

Les hommes ont en général un mauvais rôle dans l’album : Louis qui ne souhaite pas reconnaître l’enfant qu’il a eu avec Miriam, le Docteur qui doit annoncer la maladie à David…

Un mauvais rôle ? Je ne pense pas. J’aime beaucoup David. Louis est un vrai con, avec une soi-disant honnêteté qui s’avère ridicule. Quant au docteur, c’est un ami de David et je le trouve finalement très courageux. À la fin, il aide son ami à mourir… alors qu’en Allemagne l’euthanasie est complètement interdite. D’ailleurs, quand j’ai souhaité relater l’histoire en Allemagne, j’ai dû changer cette scène-clé qui était banale, à l’origine, en Belgique. Là-bas, la loi a été votée il y a quelques années et de nombreux débats ont eu lieu, notamment lors du décès d’Hugo Claus, atteint de la maladie d’Alzheimer et qui était en pleine possession de ses moyens quand il a choisi d’en finir. Mais les débats n’ont jamais été négatifs en Belgique, contrairement à l’Allemagne où ce sujet reste tabou.

Quand Myriam apprend la maladie de son père, elle lui dit : « tu as le cancer »…

Oui, ce « le » à la place du « un » est voulu. J’ai débattu longtemps avec la traductrice et je voulais le « le » pour bien montrer le côté concret de la maladie. En Néerlandais, il n’y a pas d’ambiguïté possible, on dit « tu as cancer », ce qui est encore différent, c’est presque un nom propre, comme un personnage qui entre dans ta vie. En règle générale, on a vraiment essayé d’utiliser le langage le plus adéquat possible.

Pourquoi être passée en couleurs après votre précédent diptyque La jeune fille et le nègre dessiné en noir et blanc ?

Je travaillais déjà beaucoup en couleurs mais sur des albums qui ne sont pas traduits en français. J’ai trouvé que l’histoire de « David… » nécessitait des couleurs pour avoir toute la subtilité des émotions et retranscrire la poésie et l’imaginaire. Le noir et blanc pour La jeune fille et le nègre, me paraissait évident pour la simple raison que l’album racontait l’histoire d’une blanche et d’un noir. (sourire) Je voulais aussi avoir l’aspect reportage journalistique.

Avez-vous déjà entamé un nouveau projet ?

Oui ! C’est l’histoire d’un garde du corps au pays Basque. Le scénario est écrit par un espagnol qui a infiltré ce milieu. Je l’ai connu quand il sortait de là et je lui ai proposé d’écrire son histoire pour moi, pour que je la mette en images. C’est un récit psychologique dans une ambiance de terrorisme, de peur, de violence. L’album devrait sortir en 2013 au Lombard.
Propos recueillis par L. Gianati et L. Cirade

Information sur l'album

David les femmes et la mort

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