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Stevenson, ce destructeur de frontières

Entretien avec Sylvain Venayre

Propos recueillis par L. Gianati Interview 16/02/2012 à 15:26 5784 visiteurs
Jean-Louis Stevenson occupe décidément une place de choix dans le 9ème Art. Après Hermiston (Ed. Futuropolis), Le Maître de Ballantrae (Ed. Denoël Graphic) ou Docteur Jekyll & Mister Hyde (Ed. Casterman), pour ne citer qu'eux, Sylvain Venayre et Jean-Philippe Stassen s'attaquent à une autre œuvre majeure de l'auteur écossais : L'Île au Trésor. Maintes fois adapté, de façon fidèle (L'Île au Trésor, Ed. Delcourt, 2 tomes) ou plus libre (Long John Silver, Ed. Dargaud, 3 tomes), ce récit d'aventures est cette fois abordé de façon résolument moderne. Aucune île à l'horizon, aucun bateau de pirates arborant fièrement le drapeau à tête de mort, aucun piège machiavélique empêchant le héros de mettre la main sur un trésor enfoui dans le sable... Quoique. Si le petit quartier de banlieue à l'apparence sereine du début de 21e siècle est à mille lieux des grands espaces marins de la fin du 18e siècle, les deux histoires possèdent bien plus de points communs que l'on pourrait croire. Après Joseph Conrad (Cœurs des Ténèbres, encore avec Jean-Philippe Stassen, Ed. Futuropolis), Sylvain Venayre s'attaque à un autre auteur majeur du 19e siècle. Rencontre.

Comment avez-vous eu l’idée de lier le roman de Stevenson à une histoire résolument moderne ?

Le point de départ du scénario résidait dans la question suivante : comment peut-on lire, aujourd’hui, L’Île au trésor, un livre écrit au temps de la domination de l’Europe sur le monde et des hommes sur les femmes, un livre que, à mon avis, Stevenson avait voulu violent ? Pour répondre à cette question, il y avait évidemment de nombreuses façons de s’y prendre. Mon choix s’est finalement porté sur la solution la plus simple : déporter l’histoire de nos jours et remplacer un certain nombre des hommes blancs inventés par Stevenson par des femmes et des hommes noirs. À elle seule, Jacquot, qui remplace Jim, exprime cette idée que les temps ont changé – et que ce changement des temps implique une relecture du chef d’œuvre de Stevenson.

Comment avez-vous choisi le lieu de l’histoire, cet îlot sur le point d’être détruit ? D’ailleurs, où se situe-t-il exactement ?

Dans un texte de 1884, où il répond à une critique de Henry James, pour lequel L’Île au trésor était un très grand livre, mais un livre pour enfants, Stevenson dit qu’il avait certes repris le vieux thème de l’île au trésor, mais que c’était pour le reconstruire entièrement et lui faire dire autre chose. Le chantier dans lequel se passe notre histoire – outre qu’il permet de restituer, par les vigiles qui le gardent, les contraintes d’une île – est une métaphore de cette reconstruction voulue par Stevenson. Où se situe exactement ce chantier ? Où vous voulez.

Même si le récit s’émancipe du roman original, on y retrouve sans peine les caractéristiques des différents personnages (Desnos – Billy Bones, Jacquot – Jim Hanwkins, David-Docteur Livesey…)…

Oui, c’est le point essentiel. Il y a très exactement autant de personnages dans notre livre que dans celui de Stevenson et, surtout, il y a très exactement le même nombre de survivants et ceux qui meurent périssent de la même façon et au même moment que dans le livre. Car c’est un des objectifs poursuivis par cette adaptation : montrer que l’île créée par Stevenson n’est pas un lieu rêvé mais un lieu funeste, que l’histoire que le romancier voulait raconter est une histoire violente, jusqu’au meurtre qu’est obligé d’accomplir le jeune héros pour devenir un adulte. À mon avis, Stevenson, qui était parfaitement conscient de cela, voulait que le lecteur réfléchisse à cette violence. C’est le sens des dernières planches, qui actualisent l’interrogation des premiers lecteurs de L’Île au trésor dans les années 1880 : l’homme à la jambe de bois est-il un bon modèle pour les enfants ? Ben a son avis là-dessus (en bas de la page 92), Dargent aussi évidemment. Mais ce qui compte, c’est que le lecteur se pose cette question de la violence.

Dargent a tout du méchant. Pourtant, sa conception de la société, un « sophisme » comme le nomme Corbière, peut paraître au premier abord très convaincante...

Je ne sais pas, c’est possible.

D’ailleurs, vous prenez garde de ne pas verser dans le manichéisme. Les « bons » ne sont pas forcément tout blancs, sans jeu de mots… (sourire)

Oui, il s’agissait de faire trembler toutes les frontières du monde dans lequel Stevenson a dû écrire son roman : la frontière entre les hommes et les femmes, entre les Européens et les autres, mais aussi entre le Bien et le Mal. Il me semble que c’était exactement le but que poursuivait Stevenson avec son personnage de Long John Silver qui, dans le roman, met à mal deux frontières essentielles : celle du Bien et du Mal et celle de l’enfance et de l’âge adulte.

« Silex » est un drôle de nom pour une entreprise censée incarner l’avenir et la modernité… (sourire)

En effet, et on peut trouver du sens dans ce nom paradoxal. Mais c’est aussi une des traductions possibles de « Flint » (le nom du capitaine a qui appartient le trésor chez Stevenson)… Une autre traduction serait « pierre à feu », qui ferait encore moins moderne, non ? (sourire)

Quel est le véritable rôle de Ben ? Celui du repenti qui remet les brebis égarées dans le droit chemin ?

C’est le même rôle que le Ben de Stevenson (il s’appelle aussi Ben) : un repenti, en effet, qui permet aux survivants de sortir de l’île, avec tout ce que cette sortie a de métaphorique. C’est d’ailleurs pour restituer le sens de cette métaphore que, dans notre histoire, le chemin passe par les égouts. Comme le dit Jacques de Meung dans la vignette, très évocatrice, qui se trouve en haut de la page 73, « tu vas comprendre mon point de vue ».

Votre précédente collaboration avec Jean-Philippe Stassen (Cœur des ténèbres) prenait également sa source chez un auteur du XIXe siècle, Joseph Conrad. Est-ce l’époque qui vous intéresse ou plutôt les récits d’aventure ?

Les deux en vérité. J’ai soutenu une thèse, il y a plus de dix ans, sur l’histoire du désir d’aventure au tournant des XIXe et XXe siècles. Elle m’a conduit à lire beaucoup de récits d’aventures de l’époque : des mauvais, en grand nombre, et d’excellents, comme Cœur des ténèbres, qui est d’ailleurs bien autre chose qu’un simple récit d’aventures.

Le choix de Jean-Philippe Stassen pour le dessin a-t-il été une évidence dès le début du projet ?

Ce n’est pas exactement un choix. Quand je me suis décidé à essayer d’écrire un scénario de bandes dessinées, j’avais évidemment en tête le dessin de Jean-Philippe, qui est un ami et dont j’avais pu suivre, avec fascination, la façon de travailler pour Cœur des ténèbres. Mais c’est lui qui a pris la décision, qui m’a fait honneur, de bien vouloir dessiner cette histoire.

Vous êtes également Maître de Conférences en histoire contemporaine et avez écrit de nombreux ouvrages. Quelle est, selon vous, la valeur ajoutée de la bande dessinée par rapport aux romans ? Quelles en sont ses limites ?

Vaste question ! Et il vaudrait sans doute mieux l’adresser à un authentique spécialiste de littérature, non pas pour la résoudre, mais au moins pour en formuler les enjeux. Je ne me prononcerai pas sur les mérites comparés du roman et de la bande dessinée. Par contre, il est intéressant de se demander ce que peut apporter la bande dessinée à la compréhension des œuvres romanesques du passé. Pour s’en tenir à la production des éditions Futuropolis, dont la politique éditoriale est sans doute celle qui permet de réfléchir le plus efficacement à cette question, on peut distinguer trois cas de figure : la classique illustration du texte romanesque dans son entier (c’est ce que nous avons fait pour Cœur des ténèbres) ; la simple traduction d’un roman, en bandes dessinées, selon un modèle déjà éprouvé ; et la lecture originale d’une œuvre romanesque, à l’image de ce que nous faisons pour L’Île au trésor. Dans chaque cas, il s’agit, grâce aux images, au rythme nouveau de la narration, aux décalages d’avec le texte initial, de faire ressentir la lecture particulière que font les auteurs d’une œuvre du passé. Il me semble que, à chaque fois, la bande dessinée est un genre adéquat pour restituer ces lectures particulières. Mais alors, ce n’est pas à l’écriture romanesque qu’il faut la comparer : plutôt à la critique littéraire, au commentaire des spécialistes de littérature. Or, cette critique est souvent un peu sèche, rarement entraînante en tout cas, même s’il y a de belles exceptions. Il me semble que la bande dessinée, elle, permet de mêler le plaisir de l’interprétation à celui de l’histoire elle-même.

Même si l’adaptation est aussi un travail de création, n’avez-vous jamais pensé à écrire un scénario original ?

Si, j’y pense, et de façon d’autant plus pressante que mon éditeur, Claude Gendrot, m’a encore posé la question récemment. Mais c’est vrai que, par mon métier, je me sens plus à l’aise dans l’interprétation que dans la création (j’ai parfaitement conscience, cela dit, que les deux ne s’opposent pas aussi nettement que cela ; disons qu’il s’agit d’une tension entre deux pôles dont tout auteur, en créant, subit les influences avec des intensités différentes). Cela dit, on progresse en se faisant violence, comme le suggère Stevenson. Tout est possible, donc – même le fait que je parvienne un jour à réaliser ce « scénario original » dont vous parlez. (sourire)

Avez-vous d’autres projets dans le domaine de la bande dessinée ?

Oui, la lecture d’une œuvre majeure du XIXe siècle, encore. Mais beaucoup plus ample, et d’ailleurs traitée de façon très différente. En l’état actuel du projet, je ne sais pas s’il est prudent d’en dire davantage… Mais ce que je peux vous dire, c’est que les premières planches existent, et que le dessin est magnifique !
Propos recueillis par L. Gianati

Information sur l'album

L'Île au trésor (Stassen)
L'île au trésor

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