Au départ, MKM est un défi lancé dans le cadre d’un festival au Portugal…
Ça, c’est ce qui est raconté dans le livre… Tous les lieux décrits sont effectivement des lieux dans lesquels on a travaillé. On est effectivement partis d’un festival au Portugal, puis on a un peu brodé en partant dans l’imaginaire dont cette rencontre avec des praticiens d’un art martial inédit, le "Mega Krav Maga". C’est une forme de street-fighting poussée à son paroxysme puisque ils peuvent anticiper au maximum les réactions de l’adversaire, même des heures voire des jours avant.
En commençant la lecture de MKM, on s’attend presque à un nouveau Carnet de Bord de Lewis Trondheim…
J’aimais bien cette manière de dérouter la lecture, de prendre le lecteur au dépourvu. J’avais beaucoup aimé le film Cloverfield, où l’on retrouve un peu le même thème, une banale histoire entre teenagers, puis l’arrivée de la créature.
Il y a au début une histoire commune puis une sorte de cadavre exquis lorsque vos routes se séparent.
En fait, cela a commencé avant. Plutôt que cadavre exquis, je préfère utiliser l’expression de ping-pong en BD. On fait une proposition, l’autre répond, dans un jeu permanent d’attaque-défense. C’est un véritable ballet, même si le principe du cadavre exquis se retrouve dans le fait de reprendre l’écriture là où l’autre s’est arrêté.
Ce ballet a-t-il été réalisé chacun de son côté ou ensemble ?
On a toujours travaillé ensemble, dans les mêmes lieux. Quand l’un proposait deux ou trois pages, l’autre répondait. On faisait une ébauche, et pendant que l’un écrivait, l’autre finalisait le dessin. Ce dernier était donc fait presque dans l’instant qui suivait celui de l’écriture. C’est pour cela que le style est très vivant. Tout a été dessiné dans des carnets. C’est vraiment une écriture de déplacement.
Qui est à l’origine de ce projet ?
Le concept a été développé par Lewis Trondheim.
Pour vous, MKM c’est une manifestation un peu plus moderne des travaux de l’Oubapo ?
Il y a forcément des résurgences, puisque Trondheim en faisait partie. Pour ma part, je ne connais pas très bien l’Oubapo et ça ne m’est pas venu à l’esprit quand on a travaillé dessus. Le moteur principal était l’amusement et le fait de jouer sur la surprise. Quand on écrit seul, on essaie toujours de surprendre le lecteur. Le jeu à deux permet de décupler les effets de l’improvisation, ce côté « on tire dans un sens, je vais tirer dans l’autre ». C’est un cheminement imprévisible.
MKM est avant tout basé sur l’improvisation. Aucun scénario n’a été écrit à l’avance ?
On connaissait quand même la trame générale, les grandes lignes. On avait des principes très larges qu’on avait posés. Après, effectivement, le but était de partir dans l’improvisation. Mais comme c’est de l’improvisation à deux, c’est quand même plus cadré. Il y a toujours un effet de balancier.
Pourquoi avoir choisi le format manga plutôt que le format habituel de la collection Shampooing ?
C’est une collection que Trondheim souhaitait mettre en place. Je trouvais que ça s’y prêtait bien car on voulait faire beaucoup de pages. Comme l’écriture a été faite rapidement, j’aimais bien l’idée que ça puisse être lu aussi rapidement. C’est un format facile à transporter. L’idée était aussi de désacraliser le côté bel album qu’on range dans sa bibliothèque.
Les tomes vont sortir dans un laps de temps assez court. Combien de temps vous a pris l’écriture de l’histoire ?
Cela s’est étalé sur pas mal de temps. C’était pendant des périodes très courtes mais distanciées dans le temps.
Dans Feuille de Chou, on a l’impression que vous êtes arrivé sur le tournage du film un peu sur la pointe des pieds, dans un monde nouveau. Qu’est-ce qui vous a le plus impressionné ? Le milieu ou l’exercice du carnet en tant que tel ?
Je n’ai pas eu tellement le temps d’être impressionné par l’exercice du carnet, car je n’avais pas le temps, tout simplement. J’étais obligé de trouver des solutions et de me jeter à l’eau. Même si je me suis posé des questions sur l’organisation et le temps que ça allait me prendre, je n’ai pas trop eu le temps d’y penser. C’est plutôt le contexte qui m’a fortement marqué. Mon principal problème a été de rendre compte d’un fourmillement d’activité, avec plein de gens qui font plein de choses en même temps, et la façon de restituer tout ça. Dans la BD, on suit case après case… Comment arriver à rendre compte qu’il y a mille choses qui se passent en même temps ? Si je m’attarde à la préparation, aux gens qui essayent des costumes, à ceux qui font les costumes, à ceux qui font des peintures qui allaient servir pour des décors, aux photographes qui faisaient les premières photos des gens pour mettre en place l’organisation du tournage… Tout ça en même temps, au même endroit. Comment arriver à restituer ça ? C’est vraiment une difficulté qui s’est posée d’emblée.
Vous dites d’ailleurs, au moment où vous capturez une scène, qu’un bouquet de fleurs a bougé dix fois avant que vous ayez terminé…
(Rires) Voilà. Il y a cinquante personnes, ou plus, qui ont une activité très précise, très codée, très hiérarchisée. Chacun fait ce qu’il a à faire et fait son job. Et moi, je suis là, je regarde et dès que je me fixe sur un élément, tout a déjà bougé autour. C’est très difficile à décrire. Au début, je voulais prendre le temps de saisir des ambiances. En fait, ce n’est pas possible. Heureusement, je prenais des photos. Sinon, je ne pouvais pas m’en sortir.
Joann Sfar et Lewis Trondheim sont des références en matière de carnets. Comment l’avez-vous vécu ?
J’ai quand même un style qui est assez cousin de celui de Joann. J’avais un peu peur de faire quelque chose qui soit trop proche de ses carnets. Comme je n’avais pas le temps de trouver des solutions vraiment radicales, j’ai fait les choses le plus naturellement du monde. Aujourd’hui, il y a effectivement des gens qui me disent que ça leur fait penser aux carnets de Joann, mais je le prend plutôt comme un compliment. Je pense aussi qu’il y a des différences. Joann s’exprime beaucoup dans ses carnets, donne beaucoup son avis, ses opinions. Il y a dans ses carnets beaucoup de digressions où il va observer quelque chose puis en tirer tout un tas de réflexions. Alors que je parle très peu de moi dans le carnet.
On imagine que vous n’avez publié qu’une partie des notes que vous avez prises pendant le tournage. Comment s’est effectué votre choix ?
C’est une question de dosage mais aussi d’ennui par rapport à la lecture. Il y a quand même des scènes qui sont très répétitives. J’ai été obligé de compresser et de faire des impasses. On ne peut pas vraiment dire que j’ai coupé des scènes, j’ai simplement compressé. Mes carnets de notes étaient aussi mon format définitif.
Avez-vous subi le jeu de la censure de Joann Sfar ?
Dans le carnet, il y a parfois des noms qui sont raturés, ou des références. Ce sont des ratures que j’ai faites volontairement, soit de mon propre chef, soir en concertation avec la production car ça pouvait créer des préjudices moraux sur des personnes. Je ne voulais pas effacer la phrase, j’ai préféré la laisser et la raturer. C’est frustrant pour le lecteur qui est conscient de rater une partie de l’information mais en même temps si j’enlève tout simplement la phrase, ça perd de sa force. J’écris une suite, que je suis en train de terminer, dans laquelle je mets en scène les échanges entre Joann, la production et moi sur les points qui posent problème. Sinon, j’avais carte blanche. La production a assumé le fait d’avoir un document qui n’était pas sans cesse dans la glorification du film. Elle l’a peut-être fait aussi car c’est un document qui fait parler du film… C’est une forme de promotion.