C’est sans doute dans la tradition qu’il faut chercher les racines de cette spécificité. Centenaire honorable, Gallimard s’ouvre à la bande dessinée en 2005 avec la collection « Bayou », soignée et qualitative. Une première caution morale est apportée par Joann Sfar, électron libre et rénovateur du médium, reconnu par l’élite. Mais elle ne semble pas suffire. Par cette dichotomie honorifique Auteur-Dessinateur l’éditeur justifie de s’être encanaillé dans la bande dessinée : « Oui nous faisons de la bande dessinée, mais avec de vrais morceaux d’Auteur dedans ». Cela reste une danseuse, certes, mais à vocation Littéraire. D’aucuns argueront que c’est le meilleur moyen de porter le flambeau du 9e art dans les sphères intellectuelles. Soit.
Bien que fer de lance d'une "nouvelle vague" qui clamait haut et fort qu'il n'était pas nécessaire de savoir dessiner pour faire de la bande dessinée, il serait étonnant que Joann Sfar ait cautionné l’idée que le dessinateur soit un simple exécutant. L’explication doit être ailleurs. Pour reprendre l’analogie musicale, on peut voir ces deux étiquettes comme L’auteur et L’interprète, notion nettement plus valorisante. Mozart et Karajan. Ce qui a quand même plus de gueule. Sauf que dans le cas d'un album l’interprète et la représentation sont uniques. Ca ne cadre pas.
Non, il faut retourner à l’hypothèse initiale, celle de la méconnaissance du médium par Gallimard qui, malgré un travail de qualité, n’a pas encore fait sien le discours consistant à présenter la bande dessinée comme un art à part entière, une alchimie entre deux gestes créatifs, « vertigineuse interaction, jamais surpassée, du récit verbal et visuel » (1).
A la décharge de l'éditeur, reconnaissons que la bande dessinée ne dispose pas, ou trop rarement, d'un vocabulaire métier qui lui soit spécifique. Le terme "bande dessinée" lui-même a souvent été critiqué pour son incapacité à décrire correctement le média qu'il qualifie (tout en étant moins restrictif que son équivalent anglophone "comics", qui semble n'être adéquat que pour les seules productions humoristiques). Comme Big Ben (auteur et cofondateur des éditions Groinge) avait pu le relever dans la revue d'études Comix Club, l'acte de raconter en dessinant n'est décrit par aucun verbe de la langue française (Big Ben proposait alors, sans conviction très marquée, d'utiliser «réciner», hybride de "récit" et de "dessiner").
Faute d'un vocabulaire spécifique, la bande dessinée doit donc se contenter de termes empruntés à d'autres disciplines : littérature, arts plastiques, cinéma. Quand il s'agit de désigner ses praticiens, chacun sent intuitivement que les notions de "dessinateur" ou de "scénariste" sont trop restrictives pour qualifier le travail accompli. D'où la tentation d'aller piocher "auteur" dans le logos de la littérature, ou "artiste" dans celui des arts graphiques. Ce qu'il y a de fâcheux dans le choix de Gallimard, c'est sans doute de mettre face-à-face deux termes issus de registres différents : "dessinateur" décrit une fonction opérationnelle, tandis que "auteur" véhicule dans son sillage des notions de mérite et de propriété artistique. D'où notre perception d'une hiérarchie des rôles, dans son expression par l'éditeur.
(1) Michael Chabon in « Les extraordinaires aventures de Kavalier & Clay » - Pulitzer 2001