Le sujet revient régulièrement dans les discussions entre amateurs de BD : « Connaîtra-t-on jamais la fin de cette série ? », « Encore un tome 1 qui restera sans suite ? », « Que se passait-il après la dernière case ? », « Pour quelle(s) raison(s) constate-t-on ces arrêts, qui se multiplient ? ». Nous avons abordé cette question avec Christophe Bec, auteur prolifique, qui a de nombreuses séries en cours publiées par différents éditeurs mais qui connait aussi cette situation avec deux histoires, Rédemption (Dupuis) et Deus (Soleil), dont les tomes 2 ne seront pas publiés. Elle est abordée, avec d’autres sujets, dans l’entretien qui suit. Et, en guise de super bonus, l’auteur et BDGest vous offrent la possibilité de découvrir le scénario complet, avec découpage et dialogues, de 13 crânes la suite de Oiseau noir et qui aurait dû constituer la conclusion des aventures de Chogan Tomkins.
Bonne lecture !
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A noter : le dessin présent en première page est extrait du tome 1 et a été choisi par l'équipe de BDGest pour illustrer aussi cet article.
INTERVIEW
Revenons sur la genèse de ces deux séries. Quand avez-vous écrit ces deux histoires ? Quand les avez-vous présentées aux éditeurs ? Quand ont-ils accepté de les publier ?
Il est toujours difficile de se souvenir exactement quand un projet naît. Ça se fait souvent en plusieurs temps : il y a d’abord l’idée, puis le développement (qui peut prendre des années) et enfin le moment où on s’y attèle véritablement. Je dirais que Deus et Redemption étaient des séries assez récentes, ce n’étaient pas des scénarios que j’avais en tête depuis des années. Deus a connu quelques soucis au démarrage puisque initialement signée aux Humanos, puis elle a été rachetée en cours de réalisation du tome 1 par les éditions Soleil. Elle avait été signée à l’origine en 2006 et Rédemption début 2008. Sur Deus, j’étais seulement co-scénariste, je ne participais qu’à l’élaboration du script, Stéphane Betbeder se chargeant de l’écriture des dialogues.
Le découpage du tome 2 de Rédemption était achevé. Qu'en est-il pour Deus ?
Également ! Stéphane Betbeder avait entièrement écrit et découpé le tome 2 qui devait clore la série, tout comme Rédemption, à la différence près que cette dernière devait être une série récurrente à l’origine, avant que Dupuis ne me demande de la boucler en deux tomes. Ce qui ne fut pas évident.
Comment un auteur apprend-il que sa série est stoppée ? L'annonce s'est-elle faite de la même façon dans les deux cas ?
Non, je l’ai appris de façons différentes, un peu moins frontale chez Dupuis que chez Soleil, et j’ai tendance à préférer qu’on me dise les choses de manière cash. Mais, finalement, peu importe la façon dont on l’apprend, une mauvaise nouvelle reste une mauvaise nouvelle et je ne sais pas si il y a une bonne manière de l’annoncer. J’y ai été confronté en tant que directeur de collection chez Soleil (NDLR collection Hanté), j’ai donc vécu la chose des deux côtés de la barrière. Après, le contexte n’était pas du tout le même concernant Deus et Rédemption.
Ces arrêts sont-ils directement liés aux ventes des albums ? Êtes-vous très attentif à ces chiffres ?
Dans les deux cas, c’est une décision de l’éditeur et seulement de l’éditeur. Visiblement, l’arrêt de ces deux séries est motivé par des ventes faibles, trop faibles selon eux… Suivre les ventes de ses albums est difficile. Les éditeurs nous tiennent très peu informés sur le sujet. Il ne reste que quelques sites de sondages ou le classement des ventes Fnac.com ou Amazon pour essayer de se faire une petite idée… Donc, selon les éditeurs, Deus tome 1 ne s’était vendu qu’à 2.000 exemplaires et à 900 pour Rédemption, ce que j’ai tout de même du mal à croire… Même mon premier album, Dragan s’était mieux vendu !
Partagez-vous l'analyse de vos éditeurs, et surtout les fondements de leur décision ? Y a-t-il une concertation avant d'arriver à cette décision ? Ou existe-t-il des seuils de ventes inclus qui prévoient, par convention, la poursuite ou l'arrêt d'une série ?
Dans aucun de mes contrats il n’est inclus une clause stipulant que la série s’arrête en dessous d’un seuil de ventes. Je ne pense d’ailleurs pas que ça existe. J’avoue que même si je comprends que des ventes faibles sur une série font perdre de l’argent à un éditeur, je ne peux pas admettre que dans le cas d’un diptyque on arrête la série. Surtout quand il s’agissait d’une demande préalable exprimée par l’éditeur. C’est une vision à court terme. Avec une telle politique, les éditeurs sont en train de scier la branche sur laquelle ils sont assis. A long ou moyen terme les lecteurs vont – à juste titre - complètement arrêter d’acheter des tomes 1. Je crois d’ailleurs que ce phénomène a pas mal commencé depuis quelques temps, et c’est un cercle vicieux qui va pénaliser beaucoup d’auteurs et de nouvelles séries. Ceci dit, je ne suis pas éditeur, ce n’est pas mon argent qui s’envole…
En ce qui concerne Redemption, n’y avait-il pas une erreur de casting dans le fait que ce diptyque, avec le sujet qu'il aborde, soit publié par cet éditeur ?
Avec le lancement, il y a quelques années, de la collection Empreintes, les éditions Dupuis avaient essayé de s’adresser à un lectorat plus adulte. Aujourd’hui ils font marche arrière. La collection n’existe plus et seules des séries comme Quintett, Pandora box ou Bunker ont trouvé leur public. Quelque part, je pense qu’on paie aussi un petit peu avec Rédemption ce changement de politique éditoriale.
Est-ce pour éviter la répétition de ce type de situation que les auteurs multiplient les signatures avec des éditeurs différents ?
Je ne crois pas non. Signer chez différents éditeurs est normal aujourd’hui car ils n’ont pratiquement plus de politique d’auteurs. C’est fini pour nous le temps où on faisait toute notre carrière chez un seul et même éditeur. Multiplier des projets, en revanche, c’est tout autre chose et ça relève la démarche de chaque auteur. Dans ce cas, il s’agit de choix personnels, motivés sans doute par différentes choses, et pas forcément par l’argent. Pas mal de lecteurs, ou même de professionnels, se sont étonnés qu’un éditeur arrête une série d’un auteur comme moi (sous-entendu, j’imagine, qui dispose d’une étiquette de type « qui habituellement vend bien »). En effet, on peut s’en étonner, sauf si on connaît vraiment bien le marché et les politiques éditoriales actuelles, souvent établies par des actionnaires peu soucieux du lectorat ou de la qualité des ouvrages et qui également ont la mémoire courte en ce qui concerne les succès passés ou présents. Ils ne font plus comme je le disais précédemment une politique globale d’auteurs, mais du coup par coup sur chaque série, avec un compte d’exploitation pour chacune d’elles. Il y a aussi parfois des guéguerres de petits chefs dans certaines maisons d’éditions et, là encore, ce sont les auteurs, et par voie de conséquence les lecteurs, qui trinquent.
Vous avez plusieurs séries « sur le feu » et de nombreux projets en cours. Pour vous, l'abandon d'une série, s'agit-il d'une péripétie ? D'un « incident industriel » ?
C’est bien plus que ça ! Un auteur est attaché à ses séries, à toutes ses séries. En fait, c’est un drame : on nous ampute de quelque chose. Quand les Humanos étaient au fond du trou, je me suis battu pour sauver les séries qui étaient menacées, cela est passé par un rachat par les éditions Soleil de Pandemonium, Le temps des loups et Deus. Pour cette dernière, ça n’aura malheureusement pas suffi et aujourd’hui je n’ai plus la même énergie pour essayer de la sauver une nouvelle fois, en tout cas pas dans les mois qui viennent. Sait-on jamais ? Peut-être que dans quelques années, on pourra boucler l’album et publier la série intégralement…
Qu'est-ce qui est le plus frustrant : voir un projet refusé à l'origine ou voir une série s'arrêter ?
C’est sans comparaison… Voir une série s’arrêter bien-sûr ! Se voir refuser un projet est frustrant, mais ça fait partie du métier. Une série qui s’arrête, c’est un drame doublé d’un constat d’échec. C’est d’autant plus difficile quand on a connu de gros succès comme Sanctuaire, Carthago, Bunker ou maintenant Promothée, d’avoir un échec commercial sur une série. On y a pourtant mis le même savoir-faire, la même envie, la même implication, et ça ne prend pas ! Tout comme on ne sait jamais « pourquoi une série est-elle un succès ? », je crois qu’il en est de même des échecs. On peut essayer d’analyser, trouver mille raisons, mille responsables, à commencer par soi, mais on fait des métiers où il n’y a rien de rationnel.
Ce type d'incident influe-t-il sur votre façon d'écrire, d'une manière ou d'une autre ?
Oui, évidemment. Si les lecteurs n’ont pas suivi sur une série, il faut en tirer des leçons. Il y a sans doute des raisons à cela. Elles ne sont pas forcément au niveau de la qualité de la série d’ailleurs, le problème peut se situer ailleurs… Ce que je constate, c’est que ce sont deux séries qui étaient dessinées par Paolo Mottura avec qui j’avais réalisé Carême, qui sans être un gros succès de ventes était une série qui avait été très bien accueillie, par la critique notamment, et des résultats honnêtes autour de 6.000 exemplaires. Je suis surtout navré pour lui car c’est un dessinateur talentueux. Moi, à côté de cela, j’ai des séries qui marchent, donc j’avance sans trop gamberger. Pour lui, ce sera peut-être un peu plus difficile de s’en remettre, surtout concernant Deus où il avait tout de même dessiné plus de la moitié de l’album et j’espère qu’il arrivera à rebondir vite avec le bon projet. Il faut aussi prendre en compte le marché actuel qui connaît un début de crise, qui est saturé et qui est impitoyable. Alors oui, ça va changer ma façon de faire les choses. Je vais en faire un peu moins, me concentrer sur ce qui marche bien et parfois me risquer sur des choses plus personnelles, mais seulement sous la forme de one-shots.
Dans Redemption, il existe un fort décalage entre le style de dessin, qui a des airs de cartoon avec un humour très décalé – très présent dans certaines répliques de ce t2 – et la noirceur de certains personnages. L’envie d'insuffler une bonne dose de second degré dans un récit qui aurait un tout autre visage au premier degré ?
Oui, exactement. Et peut-être était-ce trop ambigu ? Je considère que j’ai deux facettes en tant qu’auteur : une très mainstream, à laquelle appartiennent des séries comme Carthago ou Prométhée, et une autre, avec une démarche d’auteur plus affirmée, comme pour Carême ou Pandémonium. J’ai besoin d’exploiter ces deux facettes pour trouver mon équilibre. Je ne pourrai me satisfaire d’écrire seulement des gros blockbusters. Parfois, j’aime bien brouiller les pistes et mélanger un peu ces deux aspects. C’était le cas de Rédemption, un scénario dont j’étais assez fier, surtout au niveau des dialogues que j’avais particulièrement travaillés, mais qui était peut-être dans un « entre-deux » ?
Crâne de cristal, soucoupe volante : quel spectateur du dernier épisode en date d'Indiana Jones avez-vous été en découvrant l'histoire concoctée par George Lucas l'an passé ? (rires) (1)
Je n’ai pu être qu’un spectateur déçu et dépité. (rires)
Dans la plupart de vos albums, on se surprend à être assaillis de références à des films ou à d'autres livres. Qu'on les souligne, notamment dans le cadre d'une critique, quel sentiment cela vous inspire-t-il ?
Effectivement, je fais souvent du « genre », et le « genre » est forcément référencé. J’aime plutôt quand un lecteur ou un critique trouve les bonnes références. Par contre, ça m’agace quand on m’en colle des fausses ! (rires) Ensuite, je suis un cinéphile et j’ai été fortement influencé par ce média. Le tout, avec les influences ou les références, c’est qu’il faut qu’elles soient bien digérées. J’espère que c’est le cas dans mes séries…
Nous le voyons avec Redemption t2, votre découpage et vos indications, avec parfois des illustrations à la clé, sont très précis. Pas trop pénible pour vos complices de travailler avec un scénariste qui est aussi dessinateur ?
Je ne pense pas. Justement, j’évite de reproduire ce que m’ont fait subir par maladresse ou ignorance certains de mes ex-scénaristes. Même si je suis souvent précis dans mes découpages, j’essaie d’intervenir le moins possible sur les questions de dessin et laisse finalement pas mal de libertés, je pense, à mes collaborateurs. En fait, il faudrait leur demander, mais je ne crois pas qu’ils se plaignent… en tout cas ils ne le font pas en face ! (rires) Et c’est justement parce que j’ai ce souci de laisser le dessinateur libre que je ne fais jamais de story-board.
Avez-vous demandé à un dessinateur de refaire une ou plusieurs planches parce qu'il les avait mal interprétées ?
C’est arrivé, mais rarement. Et seulement si elles posaient un problème de lisibilité ou de narration.
Vous pratiquez l'exercice complet (scénario et dessin), l'écriture de scénarios seul ou en duo : quel est celui auquel vous ne pourriez pas renoncer ?
Il y a quelques temps, j’aurais dit l’écriture pour les autres, mais je suis en train de me rendre compte avec Prométhée de l’incroyable richesse et satisfaction qu’il y a à travailler en temps qu’auteur complet. On maîtrise tout de A à Z ! Ceci dit, je ne compte pas renoncer à écrire pour des dessinateurs et j’espère que je n’aurai jamais à faire un tel choix.
Comment est née la collection Hanté que vous dirigez pour Soleil avec Jean Wacquet ?
On peut désormais en parler au passé, la collection est terminée avec la publication de l’album Les Chemins de Vadstena. On s’est entendu avec l’éditeur pour se limiter à ces cinq albums. A l’origine, c’était un projet personnel qui aurait pu atterrir ailleurs que chez Soleil, mais il s’avère que c’était l’éditeur qui me laissait le plus de latitude et c’est ce pourquoi je l’ai choisi.
Quelle est la motivation et le rôle de Christophe Bec, directeur de collection ?
Pour Hanté, la motivation était de moins se centrer sur mon propre travail et de mettre une partie de ce que je pense être des compétences au service d’autres auteurs. C’est par exemple une fierté d’avoir réussi à imposer de jeunes auteurs dont c’était la première publication dans le collectif. C’est une autre satisfaction, plus personnelle, d’avoir pu travailler avec de grands professionnels.
En ce qui concerne les projets qui avaient été annoncés au lancement de la collection, je peux annoncer que le second collectif ne s’intitulera pas Hanté et qu’il est prévu depuis longtemps que Highgate soit publié hors collection. Quant à Southstack, l’album ne sortira pas chez Soleil.
Pour terminer, parlez-nous de vos prochains titres et prochains projets. Il y a Ténèbres signé avec Iko (Soleil) attendu pour la fin août, vous travaillez sur le troisième tome de Prométhée. Et quoi d'autre ?
En effet, pour fin août sortira Ténèbres, mon premier scénario d’heroic fantasy. Iko a mis plus de deux ans pour le dessiner et a fait un travail monstrueux. J’espère que l’album connaîtra le succès que mérite ce fabuleux dessinateur. J’ai entamé depuis quelques semaines Prométhée #3 et la série commence à bien prendre au niveau du public, à devenir un succès, ce qui me ravit bien évidemment et me conforte dans mon travail en solo. Même si je n’exclus pas à l’avenir, en tant que dessinateur, des collaborations avec d’autres scénaristes.
Pour les projets à venir il y a Wadlow, l’Homme le plus grand du Monde, un one-shot chez Quadrants avec Nicolas Sure (Neverland) au dessin et Diamond avec le dessinateur écossais Dylan Teague dans la nouvelle collection Le Casse de David Chauvel chez Delcourt. Pour le reste, il y aura la fin de séries comme Le Temps des Loups ou Pandémonium, ainsi que la suite de Sarah et Bunker chez Dupuis. Je n’ose pas évoquer Carthago #3 tant les lecteurs vont devoir s’armer de patience pour pouvoir le lire… Enfin, je fais un peu d’illustration et j’ai des projets pour le cinéma…
(1) Lire le scénario de Redemption t2 13 crânes
Le blog de C. Bec
Essais de couverture T.1