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Aux heures impaires

Entretien avec Eric Liberge

Propos recueillis par Alexandra.S. Choux News 16/11/2008 à 11:15 4703 visiteurs
Après Nicolas de Crécy et Marc-Antoine Mathieu, Le Louvre s'offre un nouveau visiteur en cases et en bulles. Eric Liberge s'est emparé du fameux musée parisien, et en a fait le théâtre d'une étrange fable. Quand les derniers visiteurs s'en vont, que la lumière fuit et que s'installent les heures impaires, les oeuvres exposées dans les galeries du Louvre ressentent comme un besoin de se dégourdir, de se libérer de toutes les émotions dont elles ont été chargées par les visiteurs. Eviter que ce phénomène occulte ne provoque des accidents, tel est le travail de Fu Zhi Ha, qui plus qu'un gardien, est une sorte de berger des collections du musée. L'histoire commence alors que cet indispensable passeur cherche un apprenti...


Est-ce angoissant ou stimulant de « s’attaquer » au Louvre ?
Eric Liberge : Le Louvre est une telle institution, que cela impressionne forcément. De plus, ce musée fait partie de l’Histoire, de l’inconscient collectif. On s’attaque presque à un mythe. J’ai essayé de ne pas trop penser à cela, de me raccrocher aux visites que j’ai pu y faire, et surtout, aux émotions que les œuvres m’ont procuré. Un tel sujet ne peut pas être traité de façon mièvre. Il fait forcément réagir par rapport à notre propre vécu. On y projette toutes sortes de choses et le mieux est de laisser libre cours à ce qui vient. L’angoisse, proprement dite, est justement de ne pas aller trop loin dans ses fantasmes, que cette grande vague qui se lève dans l’imagination ne vienne pas parasiter l’histoire, ou l’occulter.

Aviez-vous déjà en tête l’histoire avant de vous rendre sur place ou bien s’est-elle construite en parcourant les salles du musée ?
L’histoire est née en deux jours, après le coup de téléphone que j’ai reçu de la personne des éditions du Louvre, qui me proposait le projet. Je me suis dit aussi qu’il fallait en somme ne pas trainer, car une occasion comme celle-ci ne se présente qu’une fois dans la vie ! Ensuite, ayant soumis la trame à mon éditeur, et ayant eu son accord, l’histoire s’est vraiment étoffée au cours des visites que j’ai pu faire seul dans le musée, le mardi (jour de fermeture). Là, j’ai vraiment pu me laisser aller.

Comment s’est passée la collaboration avec le musée d’abord et Futuropolis ensuite ? Quel est leur droit de regard ?
Le conservateur du musée du Louvre veut en premier lieu reconnaître son musée dans les pages, c’est bien normal. Je me suis donc fixé cette règle dès le départ. Et peu à peu, l’endroit est devenu un personnage à part entière, au point d’habiter l’histoire tout autant que le fait Bastien. J’ai eu quelques conseils techniques des gens du Louvre, surtout des agents de nuit. Côté édition BD, Futuropolis a joué son rôle d’éditeur en suivant l’histoire et en recadrant là où il y avait besoin.

J’aimerais que vous me commentiez ce passage : « Une œuvre c’est exactement comme un enfant… ou plutôt… un orphelin. Et lorsque tu te tiens là, devant elle et que tu l’admires de tout ton cœur, il se crée entre vous un contact privilégié, elle devient ton miroir. Ôte-lui cette simple attention et elle n’est plus rien. La plupart des gens ne prennent pas le temps de rechercher ce contact. Ils veulent juste "consommer de l'art"»
Je veux dire par là que l’œuvre d’art est un miroir. Si elle nous appelle, si on y ressent de la beauté, si elle est capable d’arrêter nos pas pour qu’on prenne le temps de la contempler, elle nous regarde aussi. Je suis un peu parti de cette réflexion de Lacan qui dit que si l’on regarde un tableau, il nous observe aussi. C’est l’âme, le contact des esprits. La vie, qui prend de part et d’autre. Si le regard se détourne, l’œuvre n’est plus rien, elle n’existe plus à proprement parler. C’est une relation d’amour, dont le regard est le vecteur. Je pense aussi qu’il n’est pas nécessaire de décortiquer savamment une œuvre pour être capable de l’apprécier. C’est beau ou ce n’est pas beau. Point. Cela nous émeut, ou alors pas du tout. Je déteste absolument tous les discours qui se veulent savants autour de l’art, même contemporain, et que l’on veut nous imposer comme ticket d’entrée à la «consommation» d’œuvres. Personne, à part peut-être l’artiste qui est à l’origine de l’œuvre, ne peut prétendre expliquer ce qu’il a ressenti et ce qu’il a voulu faire. Et tout le monde peut apprécier une œuvre sans rien connaître d’elle. Cela relève de l’intime, de l’émotion. A partir de cela, on peut bien évidemment se forger une culture, mais cela reste dans le domaine du savoir et non des sentiments. En ce sens, tout le monde peut apprécier n’importe quelle œuvre d’art, pourvu qu’elle suscite de la beauté et de l’émotion.

Quelle est l’œuvre qui vous aura marqué, Pourquoi ?
Il y en a beaucoup. En vrac, je dirais la peinture française, la sculpture aussi. Je ne saurais pas en détacher une ne particulier. Tout est magnifique.

Avez-vous pu, à l’instar de votre personnage (et de Belphegor), visiter le Louvre la nuit ? Quelles ont été vos sensations ?
J’ai pu, sur demande auprès des services de sécurité du Louvre, passer une nuit avec les gardiens. C’était le 22 avril dernier. Une expérience inoubliable. J’ai effectué les rondes techniques avec eux, jusqu’à 1h30 du matin. Après, on a fait l’extinction de la pyramide, et on est allés se coucher dans ce que l’on appelle des « bases-vie », de petites cellules assez spartiates au sein même des galeries. Réveil ensuite à 7h, et fin de la garde à 9h.

Vos sentiments ? Appréhende-t-on les œuvres différemment ?
Cette nuit au Louvre m’a permis d’appréhender mieux la seconde moitié de l’album, où Bastien se fait « engloutir » par le musée. Si je n’avais pas eu cette opportunité, je me serais débrouillé autrement, mais cela m’a permis de rester plus réaliste, d’ajouter beaucoup de détails réels, et bien sûr de figurer beaucoup d’endroits qui existent dans le musée.

Bastien est une sorte d’antihéros, comment vient-on à envisager un personnage tel que lui ?
Bastien est un homme en colère. Je conçois qu’on ne le trouve pas très sympathique. Maintenant, je ne pouvais pas prendre un personnage lisse ou trop convenu pour ce genre d’histoire, comme un étudiant en histoire de l’art, par exemple. Il me fallait un « enfant », qui soit capable d’accepter le surnaturel sans se poser de questions trop rationnelles. J’aime aussi les histoires de transformation, je crois que c’est là mon moteur. Je dois me laisser emmener par un personnage qui évolue, qui mue. C’est cela qui me passionne dans la psychologie du héros, ou de l’anti-héros.

Comment travaillez-vous ?
Je travaille dans l’esprit d’une durée. Cela vaut autant pour le dessin que pour l’histoire. Une trame assez solide préexiste à tout cela, mais je me réserve la liberté de changer la nature de telle ou telle séquence, son unité de lieu, ou de la permuter si cela contribue au récit. Certains auteurs écrivent tout d’un coup, et figent ainsi leur histoire. Moi, je préfère rester souple et enrichir le travail au gré de ce que je découvre pendant l’année au cours de laquelle je fais l’album.

Si vous deviez faire découvrir la bande dessinée à un ami, laquelle lui offririez-vous ?
Un Tintin. C’est quand même la base.



Propos recueillis par Alexandra.S. Choux