Comme le souligne le rapport annuel sur la production de Bande dessinée signé par Gilles Ratier pour l’ACBD, 2014 aura marqué un rebond en terme de nombre de titres proposés (5.410 albums, soit + 4,6 % par rapport ) 2013), essentiellement sous l’impulsion des rééditions ou de reprises, mais les tirages ont tendance à reculer. C’est dans le vivier des nouveautés que notre jury a puisé sa sélection d’une soixantaine de titres répartis en sept catégories et proposée au vote du public. Bien que très marqué par la vague européenne, ce panel se révèle assez varié en ce qui concerne les genres et les styles, avec des one shots, des tomes d’aventures – au sens large - en cours ou quelques opus qui viennent mettre un point final et réussi à des séries remarquées. Bien entendu, les forts tirages et gros succès côtoient les créations moins exposées et plus confidentielles, mais l’objectif, outre de proposer des lectures de qualité, reste d’inviter chacun à la curiosité.
À l’issue de la période de vote, la participation pour la catégorie-reine du meilleur album progresse légèrement par rapport à 2013 avec plus de 3.100 suffrages enregistrés (NDLR : avec la contrainte pour les votants d’être inscrits avant l’ouverture des votes). La consultation atteint un niveau significatif, reflétant le lectorat du site qui accueille plus d’un million de visiteurs uniques (soit 11 fois plus que le deuxième site généraliste consacré à la BD selon les relevés mentionnés par l’ACBD) et enregistre plus de six millions de pages vues en moyenne chaque mois.
L’édition 2014 couronne fort logiquement un succès de librairie imaginé par un scénariste, Wilfrid Lupano, qui a hissé ses titres dans les sélections annuelles successives de notre site, tout en continuant d'aborder des genres variés, avec pour résultat, il faut le noter, d’apparaître toujours plus haut sur le podium. Alors, qui mieux que Les vieux fourneaux, réalisé avec Paul Cauuet, pour illustrer ce que peut apporter l’expérience, y compris en matière de conception d’histoires ?
Album
Qui aurait pu imaginer que l'histoire de trois septuagénaires allait remporter les BDGest'Arts 2014 de la Catégorie Album ? Il faut croire que Wilfrid Lupano parvient à transformer n'importe quel sujet en pépite et surtout à créer du plaisir : celui de voir évoluer un trio haut en couleurs, de les entendre - oui, en tendant bien l'oreille - grâce à des dialogues coupés au couteau, de partager une vie passée où les quelques brins de nostalgie font très vite place à une folle envie de parcourir les derniers kilomètres de leur existence à cent à l'heure. Un peu comme si, dans la même veine de la comédie douce-amère et ancré dans la réalité contemporaine, Ma révérence (Delcourt), publié l'an passé, avait enfanté... de turbulents aînés. Paul Cauuet rend une copie presque parfaite au dessin en utilisant un trait semi-réaliste et simple mais terriblement efficace. Le plaisir est doublement présent puisque deux tomes sont sortis en 2014 à quelques mois d'intervalle. De là à dire que c'est dans Les Vieux Fourneaux (Dargaud) que l'on fait les meilleurs albums...
C'est un duo qui a fait le bonheur de la collection "À suivre" des éditions Casterman, avec La Bouche du Diable et La Femme du Magicien, qui s'empare de la deuxième place du podium. Dans Little Tulip (Le Lombard), c'est la désolation des goulags que Jérôme Charyn aborde à travers le récit de Pavel, un gamin de sept ans, qui tente de survivre puis de sortir de cet enfer. Si son salut passe par ses talents de tatoueur, il devra sans doute en payer le prix. Une histoire poignante et dramatique dans laquelle François Boucq (s')illustre une fois de plus avec un talent époustouflant.
L'année 2014 marque aussi le dernier mano a mano de "la grande carcasse" et des deux policiers qui l'interrogent. L'histoire de Polza Mancini est dérangeante, troublante, douloureuse, elle fascine autant qu'elle répugne. Abritant de nouvelles fulgurances graphiques exceptionnelles, ce dernier volet est digne des précédents, ce qui n'est pas si courant, les fins réussies se comptant sur les doigts d'une main lorsque la barre a été placée aussi haute. Blast (Dargaud) n'a certainement pas révélé le talent de Manu Larcenet, mais il l'a sans doute placé dans le cercle très fermé des génies du 9ème Art.
Scénario
Retrouver Fabien Nury et Wilfrid Lufano sur les deux premières marches du podium de la catégorie "scénario" est tout sauf une surprise tant ils ont, dans des domaines différents, su conquérir un large public depuis maintenant quelques années. C'est le deuxième tome d'Azimut (Vents d'Ouest) qui atteint cette fois le firmament. La couverture du premier tome ayant déjà fait basculer une grande partie du lectorat dans l'imaginaire et la rêverie (Meilleure couverture aux BDGest'Arts 2012), il est presque naturel de rendre hommage cette fois au créateur de cette jolie histoire mêlant poésie et fantaisie.
Après avoir trusté pendant deux année d'affilée la première place de cette catégorie (La Mort de Staline T2 en 2012 et Silas Corey T1 en 2013) , Fabien Nury doit cette fois se contenter de la deuxième, non sans livrer un final remarquable de l'Or et le Sang (Glénat). Commencée il y a à peine cinq ans, la série, achevée en quatre tomes, redonne aux grands récits d'Aventure leurs lettres de noblesse.
À quelques encablures, Metropolis (Delcourt) de Serge Lehman a su séduire dans un registre très en vogue, l'uchronie. Dans le jubilatoire exercice du "Et si...", l'auteur a imaginé la création d'une mégapole franco-allemande à la fin du 19e siècle, une entente permettant d'imaginer Einstein ou Hitler dans des rôles très différents de ceux racontés dans les livres d'Histoire. Une série courte prévue en quatre tomes, dont les deux premiers sont sortis dans la même année : les lecteurs sont aux anges.
Dessin
Comment dessiner le bout du monde ? Comment mettre en images des paysages désertiques en éveillant constamment l'attention ? Emmanuel Lepage semble, après ses périples aux îles de La Désolation et en Antarctique, su trouver la bonne méthode. Dans La Lune est Blanche, deuxième tome de Australes - Deux récits du monde au bout du monde (Futuropolis). Techniques variées (fusain, aquarelle), utilisation de photographies pour renforcer l'authenticité du récit, croquis expressifs de compagnons d'expédition... Les lecteurs ont en très grande majorité répondu présent à l'invitation au voyage.
Découvrir Hommes à la Mer de Riff Reb's (Soleil) comme les deux précédents ouvrages de sa trilogie (À bord de l'Etoile Matutine et Le Loup des Mers), c'est se laisser emporter par des vagues gigantesques, c'est tanguer au rythme des remous et des brisants, c'est ressortir de la lecture éreinté mais avec l'agréable impression d'avoir véritablement vécu une extraordinaire aventure.
Un peu plus loin se tiennent les animaux anthropomorphes d'Alexis Nesme. Merveilleux et imaginaire continuent d'enchanter les lecteurs des Enfants du Capitaine Grant (Delcourt). Dernier tome d'une série qui aura marqué par son mélange de classicisme rendant hommage à Jules Verne et au 19e siècle mais aussi par son audace graphique qui a fait de ses planches quelques œuvres d'Art.
Couleurs
C'est un véritable plébiscite envers Azimut (Vents d'Ouest) qui a marqué les votes de la catégorie Couleurs. Comptabilisant presque le double des voix du deuxième, Que la belle meure bénéficie une fois de plus de l'excellent travail de Jean-Baptiste Andreae dans ce domaine. Variant savamment ses gammes suivant les lieux et le temps, il participe grandement aux ambiances merveilleuses de cette série déjà couronnée dans la catégorie Scénario.
Suivent dans un mouchoir de poche trois albums qui se tiennent en une poignée de voix. Il y a tout d'abord Fatale (Dupuis), adaptation d'un polar de Jean-Patrick Manchette superbement mis en images par Max Cabanes, dont les choix en matière de couleurs se marient à merveille avec son trait réaliste. Ce sont des couleurs sombres que Guillaume Sorel a choisies pour illustrer Le Horla (Rue de Sèvres), donnant au récit un caractère inquiétant et angoissant propre au texte originale de Guy de Maupassant. À noter également, très proche du trio de tête, le deuxième tome de La Colère de Fantômas (Dargaud) confirmant ainsi le superbe travail de Julie Rocheleau déjà effectué sur le premier tome qui avait été couronné en 2013 dans la catégorie Premier album.
Premier album
La catégorie propice aux « jolies découvertes » a réservé une véritable surprise cette année avec la présence sur la plus haute marche du Voyage d’Abel. Projet on ne peut plus indépendant puisque l’album est auto-édité dans le cadre d’une structure associative, Les Amaranthes, cette chronique rurale a su toucher les lecteurs qui se sont donné la peine de se la procurer. L’histoire d’Abel, c’est celle d’un village enclavé à l’allure de bougie qui a presque fini de se consumer, à l’image des seniors qui l’habitent. Oscillant entre ruades verbales et pincements au cœur liés au sort d’un monde qui s’éteint et celui d’un homme qui rumine renoncements et rêves d’ailleurs avortés pour avoir dû rester « au pays », l’histoire concoctée par la novice Lisa Belvent a mobilisé ceux qui se souviennent avoir quelques racines campagnardes et, plus largement, qui sont ouverts aux personnages forts en caractère. Pour appuyer la simplicité et la justesse du discours, l’expérimenté Bruno Duhamel a misé sur les personnages, typés sans être caricaturaux, et sur l’utilisation d’une bichromie plus sobre que les habitués du café du village. Bien vu.
Décor radicalement différent pour Kanopé (Delcourt), fable aux accents écologistes signé par Louise Joor : celui d'une jungle sud-américaine. Passée une longue ouverture muette qui facilite son immersion dans cet univers dépaysant, place à la rencontre entre une autochtone qui cherche à préserver son environnement et un représentant du monde moderne au sens technologique du terme. Sous des atours a priori digne d’un récit de S-F, Kanopé révèle une intrigue qui se dévoile avec maîtrise ainsi que la naissance d’une relation entre deux jeunes gens a priori très éloignés, tandis qu’une petite musique à peine militante s’inscrit en arrière-plan. Une approche supplémentaire du choc des cultures et de motivations opposées, proposée sur un mode tout à fait rafraîchissant.
Nouveau bond sur le globe pour découvrir le travail du Coréen Jung-Gi Kim sur Spygames (Glénat) à qui le vétéran Jean David Morvan a confié la mise en images d’un type d’olympiades réservées aux espions à Hong Kong. L’occasion est parfaite pour composer des scènes d’action aux cadres aussi variés que dynamiques, pour s’attacher aux mano a mano et aux gunfights aussi bien qu’aux décors urbains aussi denses que peuplés. Il y a une « patte » indiscutable dans le trait et la colorisation qui demande à se muer en style dès le prochain volume.
Jeunesse
Deux albums ont littéralement écrasé la concurrence dans cette catégorie. Le premier tome du Château des Etoiles (Rue de Sèvres) l'emporte haut la main. Certes, il a bénéficié d'un travail éditorial efficace et plutôt malin en étant prépublié sous forme de journaux remarquablement agencé dans un style feuilletonesque cher au 19eme siècle. Il y a néanmoins derrière l'apparat un formidable récit d'aventure basé sur une réalité scientifique, ou du moins un mystère tenace qu'Alex Alice a détourné pour imaginer une conquête spatiale bien plus précoce que celle que l'on connait. S'essayant avec succès pour la première fois à la couleur directe, l'auteur de Siegfried réalise un ouvrage de haute volée destiné, contrairement à ce que cette Catégorie pourrait laisser penser, aussi aux moins jeunes. Bref, un véritable album tout public.
Déjà deuxième de l'édition 2013, le troisième tome des Carnets de Cerise (Soleil) occupe cette année la même place. Lire ces carnets, c'est avoir la chance d'entrer pendant quelques instants dans l'intimité d'une gamine un peu espiègle mais avec un cœur gros comme ça. C'est, pour les enfants, avoir la possibilité d'évoquer des soucis de mamans trop possessives, des copines pas toujours compréhensives tout en vivant des aventures simples mais riches en émotions. Quant aux parents, le sourire béat et la larme au coin de l’œil ne sont jamais très loin.
Couverture
Pas de suspens dans cette catégorie où deux albums se détachent nettement et un plébiscite pour l’écrin offert au second volet de Blue note (Dargaud). Avec ce bluesman adossé à mur d’un probable club, une vague de notes, d’émotions musicales, de créativité pure et enivrante exhale littéralement de cette couverture. L’image et presque le son réunis sous le pinceau de Mickaël Bourgoin. Elle récolte près d’un quart des suffrages en virant en tête dès le premier jour du vote..
L’autre jolie création distinguée cette année est proposée par Grégory Panaccione pour donner envie d’ouvrir de se plonger dans Un océan d’amour (Delcourt). Un couple tout droit sorti de l'âge du burlesque, petit homme fluet et bigoudène typique, tous deux on ne pleut plus ordinaires, vont connaitre une journée extraordinaire détaillée dans un album riche en péripéties et en sourires qu'il inspire. D'un point de vue formel, l’album a des allures de boîtes de sardines, idéal pour mieux s’immerger au pays des marins pécheurs. Astucieux et réjouissant comme le récit muet qu’il renferme.
Le prix du Jury
Faute de consensus à l'issue des débats, le Jury a choisi de ne pas décerner de Prix cette année.
Le prix des chroniqueurs
Le choix de l’équipe des chroniqueurs s’est porté sur la série Toxic de Charles Burns qui s’est conclue à la rentrée avec son troisième et dernier volet, Calavera (Cornélius). L’auteur américain réussit la prouesse de composer un récit fantasmatique aussi échevelé (houpette de Nitnit oblige ?) que maitrisé. Quel plaisir de perdre pied à de multiples reprises dans cet univers totalement déjanté, exposé en malmenant les repères chronologiques. Aux volontaires de se faire salement chahuter (dialogues parfois crus et violents, épreuves subies par le personnage, névroses et représentations tordues de la figure paternelle et de celles qui donnent la vie), tout en croyant disposer de toutes les pièces du puzzle avant d'être confrontés à une dose de doute en guise de point final. Ceux qui ont cru que l’esthétique « ligne claire », en hommage à Hergé, et la colorisation impeccable viendraient édulcorer les style et le propos de l'inoubliable Black hole en sont pour leurs frais. Les fans n’ont en tout cas aucune envie de gommer un rictus satisfait que cette nouvelle étrangeté a dessiné sur leur visage.
QUELQUES RAPPELS À PROPOS DES BDGEST'ARTS
Quelques rappels à propos des BDGest'Arts :
Du 18 décembre 2014 au 4 janvier 2015, BDGest.com a organisé ses traditionnels BDGest’Arts. Pour la 12e année consécutive, les habitués du site (111.800 inscrits début janvier 2015, soit + 20 % en un an) ont été invités à élire leurs favoris dans le cadre de 7 catégories.
Les catégories
Album
Scénario
Dessin
Couleurs (mise en couleurs / couleurs directes)
1er album
Album Jeunesse
Couverture
Une présélection en amont
Pour chaque catégorie, un Jury a établi une présélection de 10 titres maximum publiés en 2014 soumis ensuite au vote du public. Ce Jury était composé de quatorze membres inscrits sur bdgest.com, parmi lesquels on trouvait cette année les administrateurs du site, des chroniqueurs réguliers et des amateurs éclairés, tous gros lecteurs de bandes dessinées.