Neuf années d’attente pour découvrir un nouvel album de Julius, c’est long ! Cette pause était-elle volontaire ou avez-vous été submergé par vos autres projets ?
(sourire) Ce n’est pas volontaire. Le concept même de Julius fait que chaque album met la barre un peu plus haute. Ce personnage me retranche à chaque fois dans mes propres limites. Donc, à chaque fois, je suis un peu plus exigeant sur ses pérégrinations et sur ses histoires. Je ne pourrais pas me contenter de faire un album de Julius en demi-teinte.
Cela veut donc dire que l’attente sera de plus en plus longue entre deux albums de Julius ?
(sourire) Pas forcément. Il peut y avoir des idées fortes qui arrivent d’une manière un peu impromptue, presque fortuite. Mais ce n’est pas toujours le cas. Il faut le temps de la friche, de la rêverie… En général, il faut du temps pour faire des choses un peu particulières.
Quelle était votre motivation première quand vous avez créé le personnage de Julius ? Celui d’explorer le médium « Bande Dessinée » ?
Oui, il y avait cette volonté, ou plutôt le souhait de jouer avec le médium. Au début, quand on fait ce genre de choses, on ne sait pas forcément pourquoi. Depuis, je crois comprendre que j’aime bien jouer avec « la catastrophe », avec les sauts de paradigmes. Dans chaque Julius, il y a une sorte de catastrophe. C’est un peu vrai aussi dans Dieu en personne, avec le personnage de Dieu qui déboule sur Terre, ou dans Le Dessin, qui apparaît suite à une catastrophe qui survient dans la vie d’une autre personne. Dans également… À chaque fois, il y a l’idée d’explorer une rupture, une espèce de saut, à la fois quantitatif et qualitatif. Ce n’est pas quelque chose de volontaire. Aujourd’hui je m’en rends compte et j'essaie de l’analyser mais sans vraiment savoir pourquoi je le fais.
Vous avez reçu l’Alphart Coup de Cœur pour cet album en 1991. Pensez-vous que ce prix a définitivement lancé votre carrière ?
Ce qui est sûr, c’est que ça encourage. J’avais eu à l’époque plusieurs prix : celui d’Angoulême, un à Mulhouse… Je m’étais dit que la bande dessinée est un domaine dans lequel on peut explorer et où l’on peut être repéré et même reconnu. Les prix sont vraiment là pour soutenir ceux qui démarrent, ceux qui explorent ou qui prennent des risques. Il est primordial de mettre le focus sur les jeunes auteurs. Il y a aussi les prix de consécration qui sont nécessaires, notamment pour les grands auteurs qui ont montré la voie ou qui ont fait tellement de choses qu’il est normal de mettre un coup de projecteur sur eux.
Comment caractériseriez-vous votre travail sur les Julius ? Des exercices purement "oubapiens" ou une volonté "littéraire" vis-à-vis de la BD traditionnelle comparable, par exemple, à la rupture voulue du nouveau roman face aux romans classiques ?
C’est un peut tout ça à la fois. Cela définit le contour de mon boulot, qui s’est dessiné petit à petit. Quand j’ai démarré Julius, je pensais faire un seul album, et ne surtout pas faire autant de bandes dessinées par la suite. Le goût est venu en le faisant. Ensuite, définir mon travail n’est pas très facile pour moi. C’est aux lecteurs et aux critiques de le faire. Ce qui pourrait résumer Julius, ce serait l’exploration, la volonté d’explorer sur un terrain de jeu. Le côté littéraire, un peu à la Raymond Devos, existe aussi, c’est vrai, même s’il est peut-être plus présent dans Dieu en personne ou dans Le Dessin, plutôt que dans les Julius.
Cette référence à Raymond Devos est particulièrement marquante lors du dialogue sur le tout et le rien dans Le Décalage…
C’est un peu Raymond Devos perdu dans une scène de Beckett, un huis clos outdoor. C’est un peu ce qui résume Le Décalage, toute l’absurdité qui se remplit avec du vide. On ne sait pas trop où on va mais on sait où on est… Ou l’inverse… C’est toujours un jeu de ping pong entre le plein et le vide, entre l’espace et la contention, entre le temps et le non-déroulement des choses. Tout ça est raconté avec un désir perpétuel de rire et d’humour. Finalement, le vrai décalage, c’est l’humour. Dans la vie, l’humour est un décalage permanent. Sans ça, c’est du Schopenhauer, on se met tous à paniquer. (sourire)
Comment construisez-vous vos récits ? Est-ce l’expérimentation qui se met au service de l’histoire ou le contraire ?
Ça dépend. Certains livres commencent par une histoire, puis des images et autour de ça se construit une structure et un jeu avec le médium. Parfois, c’est l’inverse, on trouve avant tout quelque chose qui peut être un jeu avec le médium. C’est un peu le cas du Début de la Fin et La Fin du Début où, dès le départ, je voulais faire un livre gigogne. Puis, à l’intérieur, se sont installés des tableaux et un récit qui convenaient à ce schéma-là. Dans Le Processus, j’avais l’idée de faire quelque chose autour de la spirale et c’est ce qui m’a amené à faire ce type de livre et ce type d’histoire. Dans Le Décalage, l’idée de départ a été de travailler sur le temps. Que se passe-t-il si le temps est déjà parti ? On est donc en retard dans le temps, que cela signifie-t-il, que cela génère-t-il ? Autant de questionnements philosophiques pour le héros et les personnages secondaires. À partir de là, je tricote, puis se dessinent des scènes. Certaines restent, d’autres sont oubliées ou mises de côté, parce que trop bavardes ou pas suffisamment intéressantes. Il n’y a pas de recette miracle. Chaque livre a sa propre histoire et sa propre structure de création.
Julius est-elle une série sexiste ? Pourquoi cette absence de personnages féminins ?
C’est quelque chose que je n’ai pas forcément contrôlé. Les gens me posent souvent cette question. Mais curieusement personne ne me demande pourquoi il n’y a jamais d’arbres, ou de fleurs ou de ciel bleu… (sourire) On focalise en général sur le fait qu’il n’y a pas de femme, comme si on devait absolument en mettre. Cela vient du fait qu’au départ, Julius est issu d’un démiurge, et ce monde étant dessiné par l’auteur, il ne peut se créer lui-même. J’avais poussé le bouchon jusqu’à évincer les femmes et les enfants. Ce monde ne pouvait se reproduire intrinsèquement. Ensuite, j’ai conservé cette absence car je me suis aperçu que Julius était davantage un développement de concept, plutôt qu’un développement de personnage. On est plus dans un monde de concepts que dans un monde de vivants. Du coup, le fait qu’il n’y ait pas de couleur, pas de végétation, pas de vivant/réel, permet au lecteur de se plonger plus vite dans le système que je développe et que je raconte.
Pourquoi cette préférence au noir et blanc et cette absence de couleurs ? Par goût ou par souci technique ?
Je suis plus graphiste que dessinateur. J’ai un dessin qui ne fait pas partie du domaine de l’Art mais plutôt de l’Art appliqué. Il est au service d’une narration, qui est une histoire ou un système mais il n’est pas au service de la recherche du beau dessin. Beaucoup d’auteurs de bande dessinée ont un dessin très vif, vivant, qui explore… Ce n’est pas du tout mon cas. Mon dessin est efficace. Dans ce cadre-là, le noir et blanc me semble bien convenir, un peu comme une typo dans un livre qui va être toute noire, car c’est cette couleur-là qui est la plus efficace. J’utilise le dessin un peu comme ça, comme une espèce d’écriture qui doit être efficace avant d’être belle. Il se peut aussi que l’on me dise parfois que ce dessin en noir et blanc est beau, mais c’est parce qu’il convient et non parce que je l’ai voulu comme tel.
Vous démontez la narration, la chronologie, les rôles, etc. Par contre, jusqu'à maintenant, le format même de l'album reste le même, contrairement à des auteurs comme Chris Ware qui se sont détachés de l'objet livre avec des ACME Novelty de toutes les formes et le tout récent Building Stories. Est-ce que ces types d'ouvrages vous motivent pour aller encore plus loin ?
Il est fort possible que d’autres Julius, s’il y en d’autres, apparaissent sous d’autres formes.
Vous citez dans l’album des auteurs comme Masse, Fred ou MacCay… Comment ont-ils influencé votre travail ?
D’autres m’ont influencé, comme Hergé ou même Boucq… Mais ceux cités m’ont influencé à trois époques différentes. J’ai lu MacCay quand j’étais tout petit et ça a été comme pour moi comme une illumination. Fred, à l'adolescence. Masse, à l’entrée de l’âge adulte. Ces trois auteurs sont des expérimentateurs. Ils m’ont en partie façonné. S’ils n’avaient pas existé, je ne ferais sans doute pas de bande dessinée aujourd’hui.
D’ailleurs, un dessin de Francis Masse est présent dans Le Décalage…
Cette image m’est venue tout d’un coup. J’avais envie, sous le rien, de faire apparaître un quadrillage. Je trouvais ça rigolo qu’en dessous du rien il y ait une abstraction. Puis j’ai eu l’idée qu’en se déplaçant, le rien pouvait faire découvrir des mondes. Et s’il y en avait un à faire découvrir en priorité, ce serait cette ville de la renaissance italienne qu’avait utilisé Francis Masse dans Les Deux du Balcon.
Quelle est la réaction de votre éditeur quand vous arrivez avec des projets tels que Le décalage ?
Il n’y a jamais eu aucune réticence de la part de Delcourt. J’essaie déjà de faire des choses qui sont possibles. Je n’ai pas encore proposé un album en plomb de 228 pages ! (rires) Je le ferai peut-être quand il n’y aura plus du tout de livres en papier et que tout sera sur internet. Le monde de l’édition offre également beaucoup plus de possibilités en termes d’impression aujourd’hui qu’il y a trente ans. L’équipe de Delcourt est très attentive, très pro et aime bien ce genre de challenge. Et puis Guy Delcourt a un côté très joueur.
Vous avez sorti en 2011 3 '' avec une version papier et une version numérique. Quelles sont vos relations avec l'informatique dans la création ?
Elles sont toujours très bonnes dans la mesure où je travaille beaucoup sur écran. D’un autre côté, quand je me mets à travailler sur une table à dessin, c’est que l’écran ne me satisfait pas. Là aussi, c’est un va-et-vient constant entre dessiner et mettre ce dessin en scène. De la même façon qu’au théâtre, on scénographie des espaces, on ne peut pas se contenter de décors et de lumière. Les effets spéciaux ou la programmation de lumière ont amené beaucoup de choses dans l’interactivité existante entre le visiteur et l’espace qu’il visite. Dans tous les Arts et dans tous les médias, l’informatique-numérique amène un plus qui permet d’expérimenter, d’explorer plus loin. Il est évident que 3 '', sans l’outil numérique, aurait été impossible à faire. Même Le Décalage aurait été très compliqué à faire, avec les formes de découpe, le calage machine des textes sur les pages déchirées… Tout cela se fait grâce à l’informatique. S’il fallait faire tout ça à la main, ce serait beaucoup trop risqué. J’aime bien ces outils-là, j’essaie simplement de ne pas me noyer dedans, de bien les utiliser.
En règle générale, que pensez-vous de la BD numérique ? Et notamment du récent accord de Delcourt et de Comixology sur la distribution numérique ?
Je suis en train d’y réfléchir. Lire des Julius de cette façon, ça risque d’être un peu compliqué, ce sont des livres papier qui vont être très difficiles à adapter en numérique. Pour ceux qui sont adaptables, pourquoi pas… À partir du moment où les supports numériques sont très fidèles et permettent une lecture aisée et confortable jusqu’à autoriser une relecture du contenu approfondie, ça peut être intéressant. Là aussi, il faut faire attention aux dérives, à ce que la visibilité demeure, notamment celle des jeunes auteurs. Ce dernier point peut poser problème, on risque de se retrouver dans un trop-plein. Un peu comme pour Youtube en ce moment. On se retrouve dans une espèce de « Youtuberie » qui masque les informations plus importantes ou plus complexes qui se trouvent dans les livres. Il y a danger si chacun se laisse aller à la petite fainéantise de la consommation. L’ennemi de la culture, ce n’est pas le numérique, c’est ce qu’il induit dans la facilité de l’accès à l’image. Il est beaucoup plus facile de visionner un clip de dix minutes qui explique la théorie du Big Bang, que de lire trois ou quatre livres de 200 pages qui vont expliquer que c’est beaucoup plus compliqué qu’on ne le croit, qui vont développer un terrain pour la science et pour la complexité de la profondeur des choses. Une trop grande facilité d’accès peut amener une pensée facile, il faut faire attention.
Vous êtes également scénographe. Pouvez-vous nous donner les contours de cette activité et votre rôle dans la structure Lucie Lom ?
Nous sommes quatre à travailler à Lucie Lom : deux graphistes et scénographes, une autre jeune scénographe qui nous a rejoint récemment et Isabelle Rabillon qui gère tout l’administratif. Nous avons eu la volonté de rester une petite équipe pour vraiment réaliser les projets qui nous plaisent, quitte à en faire moins. Nous travaillons dans le domaine culturel essentiellement. Nous faisons des installations in situ, des fééries en extérieur, un peu de graphisme aussi, des affiches… Nous sommes un peu multitâches, et nous essayons d’aller, ici aussi, là où on peut explorer et inventer.
Vos deux activités se nourrissent-elles l’une de l’autre ?
Oui, nécessairement. Cela fait pratiquement dix ans que je jongle avec ces deux activités. Elles se nourrissent l’une et l’autre sans que cela ne se voit d’une manière évidente. Dans Lucie Lom, on aime raconter des histoires. Inversement, en bande dessinée, les aspects du volume, de l’espace ou de l’éclairage sont assez importants.
Quels sont vos projets de bande dessinée ?
J’ai toujours deux ou trois idées planquées çà et là dans des carnets, qui pousseront ou pas. La prochaine histoire tournera autour de l’identité, d’un questionnement de l’identité de l’individu face aux nouvelles technologies et qui amènent des nouvelles pratiques, de la mémoire et de sa conservation. J’en avais plus ou moins déjà parlé dans Mémoire Morte, mais ce serait cette fois dans un registre plus réaliste, un petit peu comme dans Le Dessin. J’en suis encore en l’état des notes et des ébauches, le scénario étant en cours de gestation.
Si vous deviez conseiller l’un de vos albums à un lecteur qui ne connaît pas votre œuvre, auquel penseriez-vous ? Au Dessin, pour son côté moins absurde et plus ancré dans la réalité ?
Je ne sais pas… Le Dessin est peut-être plus facile d’accès, plus grand public. En même temps, j’entends parfois des gens me dire qu’ils avaient des goûts très classiques en matière de bande dessinée, et qui, en découvrant L’Origine, se sont aperçus qu’il y avait beaucoup d’autres choses à lire. Le Dessin permet d’avoir des lecteurs plus nombreux assez vite alors que les Julius permettent d’avoir autant de lecteurs mais sur un temps beaucoup plus long. J’ai toujours fait des livres là où ça me plaisait de les faire, jamais en pensant à qui ils s’adressaient. Comme on dit souvent, on fait un livre pour qu’il s’adresse d’abord à nous-mêmes. J’ai écrit des livres pour révéler des choses que j’avais en moi et que j’ignorais, avant toute chose. Je ne me pose pas trop la question de savoir si les lecteurs sont là ou pas. Je me la poserais certainement plus si je cherchais impérativement à vivre de la bande dessinée. Mes deux activités me permettent de ne pas être trop dans l’attente des lecteurs à tout prix, c’est ce qui m’a sans doute permis de développer quelque chose d’un peu particulier.
Dossier préparé avec A. Perroud et L. Gianati
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