Comment est né le projet Masqué ?
Serge Lehman : D’une suite de coups de chance. Pendant la publication de La Brigade Chimérique, David Chauvel a pris contact avec moi pour me proposer d’écrire un one-shot thématique chez Delcourt. On s’est très bien entendu, et au fil des conversations, on s’est mis à évoquer l’arlésienne de la BD franco-belge : le super-héros français. David avait pas mal d’idées sur le sujet ; moi aussi. En particulier les restrictions narratives et graphiques imposées par le topos parisien. C’est à ce moment-là que les résultats du concours d’architecture pour le Grand Paris ont été publiés. Dans les cartes et les images, il y avait un élargissement remarquable de l’image de la ville… Ça a mis le feu aux poudres. J’ai écrit le projet, très vite, dans une espèce de transe. Guy Delcourt a dit oui tout de suite mais le facteur décisif a été la rencontre avec Stéphane qui avait envie lui aussi de faire quelque chose sur le thème des supers et a sauté sur l’occasion. Rétrospectivement, j’ai l’impression d’une genèse fluide, facile, presque sans temps morts, dans un climat très bienveillant. Ça n’arrive pas si souvent, alors, ça vaut le coup d’être signalé.
Stephane Créty : A la suite d'un débat houleux sur un sujet de Bdgest, David a pris contact avec moi en me proposant -je résume-"un french comics avec Serge Lehman". Je n’ai pas réfléchi 20 secondes (ce qui m'arrive souvent, à mon grand tort parfois), et j'ai accepté. Parce que comics, un de mes grands amours, parce que Serge, un choc littéraire avec Faust dans les années 90, et un rechoc avec les Brigades Chimériques.
À nouveau des super-héros à Paris ! Existe-t-il des liens entre La Brigade Chimérique et Masqué ?
S.L : Disons, pour parodier Houellebecq, la possibilité d’un lien. La mémoire européenne oblitérée à la fin de La Brigade est un fait historique dans Masqué. L’influence des Situationnistes a remplacé celle des Surréalistes. Des silhouettes familières apparaissent ici et là… Rien de direct, juste des allusions. Mais si un lecteur cherche la continuité, il la trouvera. C’est fait pour ça.
Y a-t-il aujourd’hui de la place pour des histoires de super-héros en France ?
S.L : Oui.
S.C : Oui. primo, comme a pu le dire Serge, la notion de super-héros n'est pas étrangère à la cosmogonie, à l'imaginaire français. Ils n'ont pas la forme qu'on prit les super-héros US (spandex, cape, super-pouvoirs etc.). Le Spirit, Mandrake et autres Doc Savage, ne correspondent pas à cette image caricaturale mais ils n'en restent pas moins des héros iconiques. Secundo, parce qu'il y a un lectorat, peut-être moins visible que pour le manga, un lectorat qui a été bercé par les Strange, Nova, et qui en a gardé des séquelles. Certains de ces stigmatisés "comics" sont devenus aussi des décideurs éditoriaux.
Quelle est votre bagage culturel en termes de comics de super-héros ?
S.L : Correct, sans être exhaustif. Je connais bien les mythologies originelles DC et Marvel. J’aime évidemment les refondateurs des années 80, Moore et Miller. Dans la production récente, je vais au hasard, je découvre, j’explore… Mignola, surtout. C’est quelqu’un que je place au niveau de Pratt.
S.C : Génération Strange, totalement, absolument. Un abandon pendant de longues années, un retour grâce à Sylvain Cordurié, qui est un passionné, et via la ligne Ultimates qui m'a réintroduit dans cet univers. Fan absolu de personnages comme Spiderman, d'auteurs comme Art Adams ou Madureira, Ivan Reis ou Humberto Ramos. Totalement acquis à la cause du comics mainstream, avec une faiblesse pour Marvel, je me suis mis assez récemment au comics alternatif. Mais le mainstream, que ce soit en Franco-belge ou en comics, est ma famille, mon obédience.
On pense à Astro City ou même au Paris d'Adèle Blanc-Sec dans la manière qu'ont les gens lambda de côtoyer le para ou le supra normal… Les petits parmi les géants…
S.L : Je n’ai pas lu Astro City, mais je peux quand même répondre à votre question. Cette coexistence entre la vie quotidienne et les prodiges, entre les hommes ordinaires et les demi-dieux, c’est l’écologie des récits de super-héros mais elle ne leur est pas spécifique. Elle traduit en images et en récits la perception des milieux urbains. Men in black ou Mimic ne sont pas des histoires de supers mais la coexistence s’y déroule de la même manière : c’est une production culturelle qui ne peut avoir lieu que dans les mégapoles. Paris a connu ça. Il y a un siècle, après l’élargissement d’Haussmann, c’était « la plus grande ville de l’univers ». Et tout un panthéon de proto-super-héros a pris forme : Fantômas, Lupin, le Nyctalope, etc. Il y avait aussi des tonnes d’histoires de science-fiction, des invasions extraterrestres sur les Champs-Elysées, des savants fous cachés dans les catacombes… Ce genre de trucs. Tout a disparu avec la deuxième guerre mondiale et l’incapacité ultérieure de Paris à s’élargir comme l’ont fait Londres ou New-York, a entériné ce blocage. On s’est enfermé dans un imaginaire assez étroit, gris, morne. C’est en train de changer.
S.C : Je connais Astro City, et vous faites allusion à une image qui pourrait être une réminiscence d'Astro City. Alors, totalement inconsciente. Mais c'est souvent le cas… Je me surprends à retrouver des allusions dans mon travail à Otomo... dont je ne prends conscience qu'a posteriori.
Dans quelle réalité se situe l'histoire ? On sent un savant dosage entre nos repères quotidiens (affiche de l'Express, logo Apple, Michel Houellebecq...) et un univers déréglé par le paranormal et le gigantisme urbain (on songe d'ailleurs volontiers à Blade Runner).
S.L : Merci, oui, le dosage est assez savant. Mais il n’est pas prémédité. Il s’est plutôt auto-engendré, au fur et à mesure que Stéphane dessinait. Je voyais les crayonnés et les idées me venaient, je suggérais des pubs, des inscriptions murales… On a aussi soigneusement surveillé les cadrages, de façon à ce que les plans mélangent toujours des éléments hétérogènes – décors, costumes et technologies – pour empêcher le lecteur d’avoir une perception univoque. La réalité de l’histoire, c’est celle d’un Paris à la fois gigantesque, ultramoderne et éternel.
En parlant d’éléments hétérogènes, les dirigeables au-dessus de Paris sont plus des icones du Steampunk que de l'Anticipation… (sourire)
S.L : Il va falloir dissiper ce malentendu (sourire en retour). Masqué n’est pas du steampunk. Des dirigeables ou des ballons utilisés à des fins publicitaires, il y en a actuellement dans le ciel parisien, même si on ne les voit pas beaucoup.
D'ailleurs on ne sait jamais en quelle année on est. En 2011 dans un univers parallèle, ou dans notre réalité mais dans un futur proche ?
S.L : J’appelle ça « parachronie » mais ne me demandez pas de définition.
Stéphane, vous nous avez communiqué des recherches poussées sur des costumes des années 20-30 que l’on ne retrouve finalement que par écho dans l’album, jusque dans la typo du titre. Y a-t-il eu changement de cap en cours de route ou était-ce des gammes avant de se lancer dans l’improvisation ?
S.C : Ces recherches sont le substrat dans lequel je vais de temps en temps ponctionner quelques éléments vestimentaires. La difficulté de Masqué, c'est le côtoiement de divers styles vestimentaires. Ces différences vestimentaires sont symboliques de l'adhésion d'une partie des parisiens à l'idéologie du préfet. Une autre partie de cette populace "résiste" à cette idéologie et à la mode subséquente. Nous voyons d'ailleurs dans le premier tome les tensions qui s'expriment dans cette population.
Comment avez-vous abordé la démesure de Paris, le choix des nouvelles constructions, des monuments à modifier ?
S.C : Il existe des projets de grand Paris nombreux, variés et parfois contradictoires. Je suis parti du principe que Paris, même dirigé de main de fer par le Préfet, échappe à toutes planifications, à tous Gosplan...Et que d'une certaine manière, Paris redevient le champs d'expérimentation des folies architecturales et urbanistiques. Du coup, cela me permettait de faire côtoyer le Paris que nous connaissons avec le gigantisme et l'innovation architecturale, de jouer sur les contrastes de tailles et de formes. Il y a là donc autant une sorte de retour passéiste via les constructions "effeliennes" en fer forgé, que des buildings très inspirées par ce que fait l'architecte Zaha Hadid.
Dans vos deux bandes dessinées, Montmartre joue un rôle important. Une relation particulière avec ce lieu ?
S.L : Oui, j’y ai passé une partie de mon enfance. C’est un endroit magnifique et chaque fois que j’y retourne, je subis son attraction. Mais c’est aussi un lieu mythique – au sens propre. Une montagne sacrée. Elle a sans doute été considérée comme telle dès le néolithique et c’était encore le cas à l’époque gallo-romaine. Dans le dispositif de la « coexistence », pour reprendre vos propres termes, Montmartre est un lieu-charnière. Les feuilletonistes d’avant-guerre le savaient ; je ne fais que réactualiser la tradition.
Le Paris de Masqué est-il une Cité Obscure ?
S.L : Quelle idée splendide !
Des sorties rapprochées (quatre tomes en un an) à la façon de La Brigade Chimérique, est-ce pour coller au modèle comics ou pour fidéliser plus rapidement le lecteur ?
S.L : Masqué est un roman graphique en quatre chapitres ; il fallait donc que tout soit publié rapidement car les albums n’ont pas la même autonomie que dans une série classique.
La présence de différents auteurs (un coloriste, un encreur, deux dessinateurs, dont un pour les couvertures, un scénariste) fait également penser aux comics. N’avez-vous pas pensé à une parution en petit format souple pour aller encore plus loin dans ce modèle outre-Atlantique ?
S.L : C’est impossible en l’état actuel des choses ; le dispositif éditorial n’existe pas, et sans doute le public non plus. Mais je vais vous dire. Ce serait une gourmandise de fan. Ce que j’aime, moi, ce sont les sagas de trois mille pages où les personnages évoluent, vieillissent, changent, ont des enfants, des amis qui les trahissent… Des sagas avec plein de spin-offs, de développements inattendus, et où le rythme de parution est tel que, dès qu’arrive une idée nouvelle, on peut embrayer, ouvrir un développement qu’on n’avait pas prévu au départ. Une chose qui ressemble à la vie, quoi. Si un jour on m’offre la possibilité de faire de la BD vraiment populaire, en kiosque, à raison d’un fascicule mensuel pendant dix ans, je serai ravi.
Quatre tomes, est-ce suffisant pour un univers aussi ambitieux que celui de Masqué ? D’autres cycles ou d’autres histoires sont-elles prévues ?
S.C : Longtemps, je n'ai pas souhaité poursuivre sur la durée une série, parce que peur de la lassitude, peur du train-train, envies multiples, etc. À présent, avec l'âge (alors, est-ce de la sagesse ou suis-je sénile ? va savoir...), l'idée d'accompagner un personnage dans un espace temps plus volumineux, pouvoir le développer, l'entourer, parcourir ses affres, ses parts d'ombre, ses évolutions, ses contradictions, et plus globalement, pouvoir se donner le temps d'approfondir l'univers, c'est quelque chose qui me séduit de plus en plus. La durée non pas pour épuiser un filon, mais pour se donner le temps de développer son sujet. Cela ne correspond plus aux habitudes du lectorat. Mais je suis persuadé qu'une œuvre mature a besoin d'espace et de temps, afin d'éviter les personnages à l'épaisseur filiforme et qui se résument à un trait, et un décor qui se restreint à un fond anonyme. Serge a créé un univers. Cet univers se cogne aux murs, il est ample, riche, surprenant, il ne demande qu'à déployer ses ailes. Espérons que l'avenir nous réservera cette possibilité .
S.L : Ça dépendra des lecteurs, comme toujours. S’ils sont assez nombreux pour que Guy Delcourt ait envie de prolonger l’expérience, je fonce et je pense que David et Stéphane sont dans la même disposition d’esprit. Je suis déjà prêt, j’ai des tonnes d’idées… Mais par respect, on a évidemment veillé à ce que la tétralogie raconte une histoire autosuffisante pour ne frustrer personne. Dans le pire des cas, ce sera un roman graphique sur un super-héros parisien éphémère; dans le meilleur, le point de départ de tout un univers. Rendez-vous l’année prochaine ?
Le Masque de Charles Baudelaire
Contemplons ce trésor de grâces florentines;
Dans l'ondulation de ce corps musculeux
L'Elégance et la Force abondent, soeurs divines.
Cette femme, morceau vraiment miraculeux,
Divinement robuste, adorablement mince,
Est faite pour trôner sur des lits somptueux,
Et charmer les loisirs d'un pontife ou d'un prince.
- Aussi, vois ce souris fin et voluptueux
Où la Fatuité promène son extase;
Ce long regard sournois, langoureux et moqueur;
Ce visage mignard, tout encadré de gaze,
Dont chaque trait nous dit avec un air vainqueur :
« La Volupté m'appelle et l'Amour me couronne! »
A cet être doué de tant de majesté
Vois quel charme excitant la gentillesse donne!
Approchons, et tournons autour de sa beauté.
O blasphème de l'art! ô surprise fatale!
La femme au corps divin, promettant le bonheur,
Par le haut se termine en monstre bicéphale!
|
Mais non! Ce n'est qu'un masque, un décor suborneur,
Ce visage éclairé d'une exquise grimace,
Et, regarde, voici, crispée atrocement,
La véritable tête, et la sincère face
Renversée à l'abri de la face qui ment.
- Pauvre grande beauté! le magnifique fleuve
De tes pleurs aboutit dans mon coeur soucieux;
Ton mensonge m'enivre, et mon âme s'abreuve
Aux flots que la Douleur fait jaillir de tes yeux!
- Mais pourquoi pleure-t-elle? Elle, beauté parfaite
Qui mettrait à ses pieds le genre humain vaincu,
Quel mal mystérieux ronge son flanc d'athlète?
- Elle pleure, insensé, parce qu'elle a vécu!
Et parce qu'elle vit! Mais ce qu'elle déplore
Surtout, ce qui la fait frémir jusqu'aux genoux,
C'est que demain, hélas! il faudra vivre encore!
Demain, après-demain et toujours! - comme nous!
|