INTERVIEW FRANCK BOURGERON BDGest' : Comment t'est venue cette histoire ? Et pourquoi la Chine ?
Frank Bourgeron : Pour résumer, parce que j'ai des parents communistes. Et que je suis un gamin de la banlieue Est de Paris ; je suis né au début des années 60 donc les années 70, 73, 75 ont occupé une certaine place : le programme commun, des trucs comme ça... Donc évidement ces choses là nous parvenaient, Mao n'était pas encore mort... Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai focalisé sur les images qui arrivaient. C'est à dire les affiches de propagande - je me rappelle qu'à la maison il avait un bouquin dessus - qui était plus là pour des raisons graphiques qu'idéologiques - j'ai trouvé tout de suite ça assez joli. Et puis les photos qu'on pouvait voir de ce pays ! Il y avait une iconographie où tu voyais des mecs habillés en costume Mao, c'était étonnant par
rapport à ce que nous on vivait ! On roulait en Simca Chrysler et eux ils n'avaient pas de bagnole. Ca ça m'a vachement marqué quand j'étais gamin. Après, pour des raisons professionnelles dans le dessin animé j'ai été en Chine. Et je m'attendais à voir... quelque chose de différent de la Chine de Mao, mais quand même qui restait dans cette forme là. Et pas du tout. J'ai découvert évidemment une Chine sans doute plus proche de celle d'aujourd'hui - j'y ai été il y a 10 ans, donc ça ressemblait à une ouverture vers le capitalisme pur et dur. J'ai cherché là-bas ce qui pouvait me ramener à mon enfance, à ces images que j'avais dans la tête. Je trouvais parfois des musées hybrides, des trucs assez étonnant, on était encore dans l'ancienne Chine, celle des années 70. Et puis par ailleurs Shanghai tel que c'est aujourd'hui. Rentré en France je me suis plongé dans l'histoire chinoise pour savoir d'où ça venait et comment tout ça s'était goupillé. Quand j'ai décidé de faire une bande dessinée, c'est ce que j'ai pris comme sujet.
BDG : Quelle était ton envie ? De raconter cette histoire révolutionnaire et répressive ou l'aspect graphique ?
FB : Les deux. En fait quand j'ai pris la décision de le faire, j'ai potassé avec Internet et j'ai essayé de retrouver un maximum d'images liées à ça. Et y'en a beaucoup en fait ! Ca m'a donné un stock d'images important, avec une tonalité générale. Evidemment le côté noir et blanc, mais il y avait aussi comment étaient habillés les gens, etc. Au fur et à mesure ça me donnait une ligne graphique, il s'agissait de traduire ça. Après, une fois que je me suis mis à dessiner les planches, je n'ai plus regardé mon stock d'images, mais ça m'a vachement nourri dans l'attitude des gens, comment ils se comportaient. Il se dégage de ça quelque chose, une espèce de ligne générale que j'essaie de retranscrire. Après, tout ce qui était autour, l'organisation historique, tout ça... il a fallu potasser sérieusement le truc pour que ça tienne dans l'histoire. Et puis surtout il fallait donner au lecteur le cadre général sans être chiant, sans être didactique...
BDG : ... d'où le texte introductif du premier album...
FB : Voilà ! S'il n'y avait pas eu ce texte qui raconte la remontée vers le nord des troupes de Tchang kaï-chek, ben... c'est une période que personne ne connaît ! Enfin que très peu de gens connaissent en France. Il fallait à la fois donner ce texte, et après dans l'histoire mettre en place les éléments narratifs, mais structurer autour de ça des éléments d'Histoire, fallait pas que ça soit chiant... c'était ça le boulot du tome Un : mette en place la structure. Évidement je sais bien qu'il y a quelques imperfections, il y a des petits trucs qui ne marchent pas d'un point de vue scénaristique, des petits aller-retour, des ellipses un peu fortes...
BDG : Il y a une grosse différence entre les deux tomes, puisque le premier intègre plus d'action, ça joue sur une vingtaine d'années de la vie du personnage, alors que le second est avant tout sur une période, sauf le passage entre les périodes.
FB : Non, c'est la Révolution Culturelle, et puis 51... C'est une longue période aussi.
BDG : Mais l'album est plus axé sur les personnages, contrairement au tome Un.
FB : C'est vrai, c'était volontaire. Je sentais qu'il ne fallait pas que je reste dans le même mode de fonctionnement sur le tome Deux et que je me rapproche beaucoup plus des personnages, sur leur sensibilité, en essayant de travailler cet aspect-là des choses.
BDG : C'est une idée que tu avais dès le début de la série ou après avoir terminé le premier ?
FB : Les choses ne sont pas si précises. Quand tu fais le Un, tu as la trame globale du Deux mais tu n'es pas dans le détail des choses. Bon, tu sais à peu près où tu vas, mais pas exactement... c'est vrai que la réaction des lecteurs par rapport au tome Un entre dans ma perception du boulot. Avec ça j'apprends mon métier, je m'en nourris. Du coup, l'expérience a servi pour le Deux et je me suis sans doute un
peu plus rapproché des personnages parce que je pensais qu'on était un peu trop historique, un peu trop extérieur, etc. Donc j'ai fait un peu plus que prévu le focus sur les personnages. J'ai brassé un peu moins l'Histoire et je me suis plus attaché à Li Fuzhi (par exemple), à continué à le balader... et à le perdre.
BDG : Par contre, il y a un point sur lequel tu reste constant : c'est l'utilisation régulière de triptyques verticaux. C'est un style de découpage qu'on voit peu, comment expliques-tu ce choix ?
FB : Par le fait de changer de rythme. Ca permet à un moment précis, de donner du temps ou de l'espace. Je joue pas mal avec ça, c'est un système de découpage qui était pratique pour moi. Après je l'ai fait récurrent parce que quand on commence à mettre en place un truc, on essaie de s'y tenir pour donner une cohérence générale au système. Et puis aussi par goût, je ne sais pas pourquoi mais mes compositions fonctionnent mieux en vertical qu'en horizontal. J'ai plaisir à dessiner ces cases là.
BDG : Il n'y a aucun rapport au sujet ?
FB : Si bien sûr, il y a de tout. Mais je ne voulais pas directement m'inspirer de l'art chinois comme on peut le voir, des estampes, ces grandes toiles qu'on voit faites au pinceau... Mais c'est vrai que quand tu baignes là-dedans, que tu commences à traiter ce type de paysages, évidemment tu arrives à ça. Quand tu commences à découper ton story-board, ce genre de dessin vient sous le stylo.
BDG : On voit bien que graphiquement ces deux albums sont très réfléchis, dans le dessin comme dans le découpage (tu es un des rares auteurs à réutiliser parfois le gaufrier). Ton style est indépendant, d'où te vient-il ? De ton activité dans le dessin animé ou de références de lectures ?
FB : Ca je n'ai pas tellement de réponse, car je ne me rends pas compte de la spécificité de mon découpage.
BDG : ... il s'agit aussi de ton trait.
FB : Mon trait, c'est différent. D'où il vient ? C'est vachement difficile pour moi de dire... c'est un truc que j'ai travaillé ! Je voulais trouver un trait assez dur, assez rude. Mais c'est aussi ma manière de dessiner, presque naturelle. Je le fais pas " à la manière de... ", c'est une envie que j'ai de dessiner comme ça et que ça me vient quand je dessine au téléphone. Je pense que j'ai un trait qui ressemble à ça. C'est ma nature, c'est la personnalité d'un individu. Quand au découpage, j'essaie de découper le plus simplement possible, je ne veux pas faire " d'effets ". J'essaie d'être au service de l'histoire et d'être le plus lisible possible. J'ai l'impression d'avoir un découpage classique !
BDG : Ce n'est pourtant pas vraiment le cas...
FB : Peut-être, mais quand je découpe, j'ai mon texte et je pense attacher une certaine importance à la mise en scène, comment je vais amener l'élément essentiel de la séquence. Après, je n'ai pas un découpage cinématographique ou avec plein de cases... j'ai truc assez simple, assez plat. Je veux un découpage assez épuré.
BDG : Il y a un rapport selon toi entre ton travail en BD et celui que tu faisais en story-board de dessin animé ?
FB : Le rapport est dans l'aptitude de dessiner beaucoup et vite. Mais je ne suis pas un Grand dessinateur, il y a des pointures qui dessinent des story-board de façon magnifique, moi je faisais ce que je pouvais (rires). Et puis je pense être bien plus efficace à découper pour l'édition que pour le cinéma ou le dessin animé. Je le faisais comme des recettes, alors que là je m'amuse plus et je suis vraiment au service de l'histoire.
BDG : " Extrême Orient " est composé de deux histoires : l'officielle - la Grande - et la petite, celle des personnages. Laquelle t'est venue en premier ?
FB : Le thème général était de traiter d'un individu pris dans une histoire bien plus grande que lui. C'était l'objectif de base, je ne sais pas pourquoi mais c'est un truc qui m'a toujours fasciné : le pauvre mec emporté dans le tourbillon.
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Et j'ai lu un bouquin qui s'appelle "AQ" de Luxun qui est très connu en Chine, une espèce de personnage symptomatique de l' " esprit chinois " - ça n'existe pas, mais c'est comme pour nous : le mec avec son béret et sa baguette sous le bras - c'est un personnage un peu pleutre. J'avais focalisé sur ce truc en trouvant ça intéressant, ça m'avait touché. Après il a fallut trouver des personnages, construire une histoire dans le cadre révolutionnaire, faire en sorte qu'il y ait une dramaturgie. J'ai créé ma petite histoire, avec mon petit théâtre, mes petits bonshommes et puis voilà quoi !
BDG : C'est une histoire d'un personnage écrasé par une société.
FB : Oui, par un système... Je pense qu'on y est tous, avec plus ou moins de conséquences. Mais enfin on est tous plus ou moins le jouet de quelque chose ou de quelqu'un, c'est un caractère universel.
BDG : Quels sont tes projets maintenant ?
FB : En fait, j'essaie de travailler sur une adaptation d'un bouquin de Pierre Loti, qui s'appelle "
Aziyadé ", qui se passe à Istanbul à l'époque de l'Empire Ottoman en 1870. C'est une histoire d'amour, mais c'est plutôt la dérive d'un officier anglais qui s'éprend d'une jeune ottomane et qui petit à petit abandonne les oripeaux de son uniforme dans une espèce de dérive un peu suicidaire.
BDG : Décidément tu t'accroches aux personnages dont la vie bascule...
FB : Oui, oui c'est une constante chez moi de travailler avec des losers (rires).
Interview réalisée par Christophe Steffan