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ans les bas-fonds de New-York, la vie ne tient souvent qu'à un fil. La raison du plus fort l'emporte la plupart du temps sur la justice, censée être incarnée par une police corrompue et impuissante. Pourtant, dans cette jungle, un homme essaie de se battre contre la gangrène qui pourrit le quartier qui l'a vu naître. Un homme dont l'existence se noie dans les vapeurs d'alcool et la fumée des cigarettes mais qui a le mérite de posséder encore une morale, bien que vacillante. Détective privé, redresseur de torts, cet homme se nomme Alack Sinner.
Le public français découvrit ses aventures en 1975, dans Charlie Hebdo, soit un an seulement après sa création par les auteurs argentins. A l'époque, l'utilisation du noir et blanc était marginale et peu considérée sinon à travers les œuvres de Breccia ou de Pratt, par exemple. Et justement... Les deux hommes ont joué un rôle essentiel dans la carrière de Muñoz. Celui-ci fréquenta les cours du premier à l'école panaméricaine d'Art à Buenos Aires tandis qu'il fut engagé par le second pour dessiner Precinto 56, un détective à New-York qui lui inspira fortement le personnage d'Alack Sinner. En 1972, il fuit l'Argentine et sa dictature pour se rendre en Europe. C'est en Espagne qu'il rencontre Carlos Sampayo, lui aussi exilé argentin. Très inspirés par le roman noir et le cinéma américain, ils créent deux ans plus tard un héros cynique, aigri et évoluant au milieu de la pègre new-yorkaise. Plus de trente années ont passé et José Muñoz reçoit en 2007 le Grand Prix de la ville d'Angoulême pour l'ensemble de son œuvre. Pour l'occasion, les éditions Casterman publient en deux tomes l'intégrale des aventures du privé. L'agencement de la série est entièrement revu par les auteurs qui privilégient avant tout la chronologie pour une meilleure compréhension.
Ainsi, la première nouvelle, Conversation avec Joe, évoque le passé de flic de Sinner, le viol de sa sœur et les raisons qui l'ont poussé à devenir détective, à bousculer le désordre établi, à combattre le racisme, la corruption et les guerres de gangs. Les auteurs égratignent au passage une Amérique ayant depuis longtemps oublié les laissés pour compte, où la richesse et l'aristocratie n'excluent en rien la folie et la décadence (L'affaire Fillmore); une Amérique où la police préfère fermer les yeux plutôt que de s'embourber dans des quartiers qu'elle ne contrôle plus; une Amérique au passé douteux dont les conséquences de la guerre du Vietnam continuent à faire des ravages parmi les esprits malades.
Paradoxalement, la quête d'Alack Sinner prend une forme insolite. Sa recherche de l'Amitié, quasi obsessionnelle, prend le pas sur l'amour qu'il ne peut donner ou la justice dont il a une conception très personnelle. Une amitié qu'il croit trouver auprès de John Smith III, un black, joueur de piano (Vietblues) ou de Manolo Aguirre, un boxeur immigré espagnol (Constance et Manolo). Pourtant, le seul être fidèle qui le suivra dans ses doutes et ses égarements, c'est Nick Martinez, un flic peut-être plus intègre ou plutôt moins corrompu que les autres. Après un premier mariage raté, Sinner a rencontré bon nombre de filles, des petites bourgeoises voulant juste s'envoyer en l'air aux fausses ingénues rongées par la folie (Scintille, Scintille). Quant à Enfer, celle qui lui offrit non seulement son corps mais aussi son âme, il ne peut lui donner en retour que des sentiments en lambeaux. Cette incapacité à pouvoir aimer, il la traînera comme un fardeau que seul l'alcool l'aidera à supporter.
Le dessin de Muñoz enchante par sa maîtrise parfaite du noir et blanc et étonne par son incroyable diversité. Les visages des personnages sont parfois réalistes comme celui d'Alack, buriné et bouffi à souhait par les excès en tout genre, ou carrément grotesques, difformes, clownesques quand il s'agit de représenter une certaine forme d'aristocratie. Les scènes de violence, très nombreuses, laissent de temps en temps la place à des moments de grande sensualité, les jeunes femmes, tout juste esquissées, dévoilant suffisamment leur intimité pour susciter une douce volupté. Dans une nouvelle très originale, La vie n'est pas une bande dessinée, Baby, Muñoz s'est même amusé à se représenter, lui et son compère Sampayo, une histoire où les auteurs vont à la rencontre de leur propre création.
Aux antipodes du détective privé sympathique, façon Jérôme K. Jérôme Bloche, Alack Sinner brille essentiellement par sa froideur et son pessimisme. Sa lecture vaut surtout pour sa beauté graphique remarquable ainsi que pour sa chronique, acerbe et sans concession, de l'Amérique de la fin des années 70, les enquêtes proprement dites étant reléguées au second plan. Les éditions Casterman proposent une Intégrale qui, contrairement au détective, pèche par une trop grande sobriété. Néanmoins, sa lecture est quasiment indispensable pour tout amateur de bande dessinée.
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