Écrit dans l'urgence en 1942, Suite Française n'a été publié qu'en 2004, avec le succès qu'on connaît (prix Renaudot à titre posthume, plus de quarante traductions, etc.). Les mots d'Irène Némirovsky, tragiquement disparue dans la tourmente nazie, ont miraculeusement survécu cinquante ans au fond d'une valise, sans perdre de leur force. Le style mordant et les observations narquoises de la romancière à propos de la société française lors de l'Exode de 1940 ont su toucher les lecteurs du monde entier. En sera-t-il de même pour l'adaptation BD signée Emmanuel Moynot ?
Plus de vingt personnages principaux, quatre lignes narratrices distinctes et un pays en déroute, telle est la tâche à laquelle le créateur du Temps des bombes s'est attelé. Dans son approche, le scénariste s'est intelligemment détaché du texte d'origine, tout en conservant le cœur de l’œuvre. Tout d'abord, les hommes et les femmes, pour la plupart des bourgeois égoïstes et sans grâce. Ceux-ci, comme le reste de la population, sont lâchés sur les routes, affolés par l'avance fulgurante de la Wehrmacht. Ensuite, la panique, nourrie à l'ignorance et aux préjugés (qui écouter ?, qui croire ?), est parfaitement restituée, notamment quand les Stuckas piquent sur les colonnes de réfugiés. Le découpage est dynamique et les dialogues font mouche (les sorties assassines d'Adrien Péricaud, la mesquinerie d'Adrien Langelet !). Le résultat est efficace et convaincant.
Graphiquement, Moynot est aussi très à l'aise. Son trait fort lâché, à la limite du croquis, est vivant et souligne bien l'urgence du moment. Même si l'ombre de Jacques Tardi continue à le hanter par moments, le dessinateur réussit à développer un univers portant bien sa marque. Également remarquable, la mise au gris très travaillée de Chantal Quillec accompagne admirablement les planches. Celle-ci procure à l'ouvrage une atmosphère profonde et inquiétante, à la fois surannée et indémodable.
En définitive, cette version dessinée de Suite Française se révèle à la hauteur du roman original : rarement l'an 40 n'aura aussi bien été recréé.
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