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nitié par l’association BD BOUM, organisatrice du festival de Blois, et édité par Casterman dans sa collection Écritures, Les gens normaux est un album collectif dirigé par Hubert, le tout en collaboration avec Les rendez-vous de l’histoire. Si cette présentation peut paraître austère, elle est à l’image de l’ouvrage dont la maquette relativement impersonnelle et le traitement entièrement en noir et blanc lui confèrent un côté très discret. Il ne faut pas s’y fier, mais au contraire l’ouvrir et s’y plonger, car il comble un vide dans une bande dessinée qui, si elle s’était déjà intéressée au thème de l’homosexualité (voir notre dossier à ce sujet), ne proposait toutefois pas une vue panoramique telle qu’on la retrouve ici.
Concerné au plus haut point par cette thématique, Hubert avait récemment publié La ligne droite en compagnie de Marie Caillou, sorte de romance à la sauce gay. L’approche est dans le cas présent plus documentaliste : les mini-récits qui composent l’album sont en effet basés sur des témoignages, eux-mêmes entrecoupés de textes écrits par des historiens, sociologues et autres personnes s’étant penchés sur la question. Le résultat est quasi exhaustif, traitant de manière approfondie de tous les aspects de cette réalité. Le travail n’étant pas exclusif, Hubert, accompagné de différents dessinateurs, donne aussi bien la parole à des hommes qu’à des femmes, apportant un éclairage objectif sur un lesbianisme souvent fantasmé et sur le phénomène, mystérieux pour le commun des mortels, du transsexualisme. Il n’y a dans la démarche ni militantisme, ni complaisance. Le fléau du sida est abordé d’emblée, tandis que celui de l’hépatite C, plus rarement sous le feu des projecteurs, livre ses secrets.
Plus que la sexualité, ce sont toutes les facettes de la vie sentimentale, affective et sociétale des homosexuels qui sont mises en lumière. La révélation, l’acceptation, l’annonce aux proches, la vie professionnelle, la bisexualité, la transidentité, la confiance en soi, les doutes et questionnements, les revendications, l’homoparentalité… tout est passé au crible, avec un accent de vérité rarement aperçu. En définitive, Les gens normaux porte très bien son nom. Il ne parle pas d’hurluberlus ou de fous furieux dont on voudrait légitimement se protéger. Non, il parle de nos voisins, de nos fils, de nos filles, de nos collègues, de nos amis, de gens qui vivent à nos côtés et qui ont tous leur parcours, leur sensibilité… et leur respectabilité. Il leur donne un visage humain, une réalité, et c’est sans doute là son plus grand mérite.
Il convient de saluer l’initiative de Casterman de publier cette œuvre chorale quelques mois après l’hideux grabuge autour du « mariage pour tous » en France. Ces témoignages recueillis par le scénariste Hubert et mis en image par plusieurs auteurs, parmi lesquels Cyril Pedrosa, qui n’aura produit ici que trois petites pages de présentation + la couverture (dommage du peu), devraient permettre à ceux qui fantasment les « autres » sexualités comme un vice ou une malédiction de revoir leur jugement, encore faudrait-il que le bouquin leur tombent dans les pattes…
Du point de vue artistique, il est difficile de juger du vrai talent des auteurs sur des histoires de quelques pages, mais c’est globalement assez varié dans les styles et plutôt agréable à regarder. Mention spéciale à Zanzim, Freddy Martin, Natacha Sicaud et tout particulièrement Audrey Spiry et son approche poétique de la transsexualité à travers le beau témoignage de Bénédicte, évoquant les douleurs endurées pour sa transformation, au-delà de celle d’avoir souffert de naître dans un corps de garçon. Mais le plus poignant d’entre tous est sans conteste le récit de Momo, qui a dû fuir sa Guinée natale pour échapper à l’homophobie extrêmement virulente en Afrique et a pu retrouver un peu de confiance et de dignité grâce au soutien de LGBT Tours. Préfacées par Robert Badinter, ces dix histoires bédéssinées sont complétées d’une réflexion enrichissante par la plume de sociologues et d’universitaires.
A la lecture de l’ouvrage, on réalise que le droit à la différence (à l’indifférence ?) a encore du chemin à faire et que certains préjugés seront plus durs à désintégrer qu’un atome selon la célèbre formule d’Einstein. Sachant que les préjugés peuvent aussi venir de ceux qui en sont victimes, lesquels ont par ailleurs une fâcheuse tendance à sous-estimer la tolérance des « gens normaux », si limitée soit-elle. Néanmoins, si l’homosexualité est de mieux en mieux acceptée dans nos sociétés, quel hétérosexuel pourra sincèrement afficher sa satisfaction à l’idée qu’un de ses enfants ait une relation avec une personne de même sexe ?
Ce livre interpellera-t-il les zélotes anti-mariage gay ? Même si l’empathie n’est certes pas innée, peut-être pourrait-il les aider à aller au-delà des clichés et à prendre conscience de la diversité d’une communauté dont le seul lien est en fin de compte de ne pas correspondre à la norme hétérosexuelle. Et cette norme hétérosexuelle, existe-t-elle vraiment, ou réside-t-elle juste dans notre imaginaire collectif ? Pourquoi ne questionne-t-on jamais l’hétérosexualité, se demande Louis-Georges Tin dans son pertinent papier page 161 ? Et comme une conclusion à tout questionnement, Bénédicte nous confie qu’elle doit son salut à son psy qui lui avait affirmé : « La normalité, ça n’existe pas. Ne vous sentez pas obligé de vous conformer à la norme des autres, puisque les gens normaux, ça n’existe pas. » Et s’il y a chez ces « anormaux » mille façons de vivre sa sexualité, pourquoi en irait-il autrement pour les hétérosexuels ?
L’autre vertu de ce recueil est de libérer la parole et redonner de la dignité à celles et ceux dont la sexualité dérange, dans un contexte d’intolérance croissante. Car il s’agit bien au final d’imposer un droit élémentaire et universel contre l’arbitraire justifié par une pseudo morale archaïque (l’homosexualité est encore passible de mort dans certains pays !) : le droit de chacun à disposer de son corps… et l’obligation des autres à s’occuper de leurs fesses…