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remier album depuis plus de cinq ans, Ardalén marque le retour au premier plan de Miguelanxo Prado dans le paysage de la bande dessinée. Artiste au vaste registre, ses œuvres allant de la science-fiction à la satire sociale la plus vitriolée, c'est curieusement un récit intimiste (Trait de craie) qui l'avait révélé au grand public. Avec Ardalén, le Galicien propose une nouvelle plongée dans l'âme humaine et, plus particulièrement, dans la mémoire et ses limites.
Sabela débarque dans un petit village de montagne à la recherche d'informations à propos de son grand-père. Ce dernier, comme beaucoup d'Espagnols, avait quitté son pays et la misère pour tenter sa chance à l'étranger ; il n'est jamais revenu. Armée de quelques photos, l'héroïne est sur la piste d'un compagnon de route de son aïeul. Elle tombe sur Fidel, un ancien à la mémoire plus que vacillante ; il aurait peut-être des renseignements. De vagues souvenirs à demi-effacés ont-ils la même valeur que des faits avérés ? La quête de la jeune femme va connaître des rebondissements inattendus.
Ce qui frappe en premier lieu, c'est la manière avec laquelle l'auteur a su habiller une trame très simple - Sabela cherche son passé, Fidel est en train d'oublier le sien - en y ajoutant une multitude de couches narratives. En effet, le scénariste ne cesse d'enrichir son propos en insérant des articles « scientifiques » pour expliquer ceci ou cela (la biologie des poisson-volants par exemple) ou des extraits d'état civil confirmant ou infirmant telle ou telle réminiscence. Ces petits aller-retours entre réalité (avec tampon officiel) et racontars donnent à l'ensemble une atmosphère unique, quasiment organique.
Les « visions » fantastiques de Fidel - le troupeau de baleines sortant des bois les soirs de grand vent est tout bonnement extraordinaire et devrait rappeler des souvenirs aux amateurs du Broussaille de Frank Pé - renforcent la nature quasi-merveilleuse du récit. Quasi seulement, car dans le même temps, le ton reste des plus cartésiens. Le résultat est épatant tant l'équilibre entre fantaisie et pragmatisme se maintient parfaitement tout au long des plus de deux cents cinquante pages de l'album.
Un contenu riche en métaphores admirables et d'un grand esthétisme, Ardalén est peut-être la meilleure façon de découvrir l'immense talent de Prado.
J’adore résolument ce que fait Miguelanxo Prado. J’ai été enthousiasmé par l’autre œuvre graphique de l’auteur qu’est Trait de craie (lire ma critique correspondante).
Cette œuvre est résolument tournée vers la dimension esthétique du dessin. Il faut d’abord souligner le format un peu plus petit que le A4 de cette BD : 19*26. L’impact graphique aurait été encore plus grand en format traditionnel franco belge. Le nombre de case est réduit, les bandes horizontales dominent les pages, et les dessins prennent proportionnellement plus d’impact visuel. Cette importance du dessin est soulignée par les bulles translucides qui laissent passer les couleurs. Et justement, les couleurs sont bien présentes, magnifiques, bien utilisées. Les personnages me semblent dessinés plus en rondeur que sur trait de craie, mais de manière similaire à d’autres travaux de Prado. La technique de dessin laisse une grande place aux coups de crayons de couleurs, dans le sens où les plages de couleurs semblent être structurées par ses coups de crayons. L’apparence des dessins prend par conséquent un style bien particulier que personnellement j’apprécie beaucoup. Le rendu est différent de celui de trait de craie, qui ressemble plus à une peinture ou un pastel : les techniques ne sont pas identiques et j’adore çà.
Au niveau du scénario, je mets un bémol sur les 2 ou 3 articles à caractère scientifique qui parsèment l’album et me semblent de peu d’utilité à la trame générale. Quant à l’histoire, c’est celle d’une quadragénaire qui part sur les traces de son grand père parti pour le nouveau monde chercher fortune en laissant sa femme et ses deux filles. Elle recherche des témoins qui auraient pu le connaître là-bas. Il se trouve que le Vieux Fidel pourrait avoir connu le grand père. L’histoire tourne autour de ce personnage central, à la mémoire défaillante, qui semble vivre ses souvenirs comme des scènes réelles, mais remaniées par son imagination. Ainsi, les personnages dans sa tête semblent aussi réels au lecteur que les autres. Les gens âgés se souviennent de tous les anciens souvenirs qui refont surface, mais lorsque la démence sénile s’installe, les souvenirs ne sont pas aussi précis qu’auparavant et l’imagination tend à combler les blancs qui apparaissent dans la trame du souvenir, voir même à les remplacer. La mémoire joue des tours, mais quand on veut absolument se souvenir, alors on peut même imaginer un souvenir. Se faisant, le mystère plane : Est-ce que ce sont de vrais souvenirs ? de vrais personnes qui ont existé et qui survivent dans l’esprit de Fidel ? L’histoire est agrémentée de flash-backs qui tendent à éclaircir le fil des évènements dans l’esprit du lecteur. On découvre au fur et à mesure les tenants et aboutissants. Il semble que les souvenirs de Fidel soient justes (au delà des scènes imaginaires entre personnages de souvenirs), mais que par quelque mystère, ceux-ci lui ont été transmis par l’Ardalen, le vent du Sud ouest, en provenance d’un certain Antonio.
Le jeu des personnages est assez émouvant, prenant. La dimension psychologique est ce qui caractérise vraiment cette œuvre. Ainsi, le lien qui s’établit entre les personnages est fort, autour d’une sorte de mémoire commune, qui fait revivre les personnages du passé que l’on a aimé. On ne peut s’empêcher de s’identifier à tout cela, car le souvenir des temps heureux est aussi ce qui nous encourage à vivre des temps heureux dans le présent.