E
n quatre récits complets ("La Rose", "La Clef", "Le Parapluie", "Le Petit Cochon"), Frezzato expose ses interrogations de dessinateur démiurge, en exploitant les ressources du monde enchanté des contes et le lyrisme haut en couleurs propre à la bande dessinée. Rappelant la performance inaugurale de Arzach, ses Mémoires de sable sont autant d'histoires sans paroles ni onomatopées, toutes muettes et nues, nées qu'elles sont d'un questionnement pirandellien sur son identité d'auteur et ses rapports à sa création.
En cela, il prolonge une tradition italienne de l'auto-représentation, qu'un Guido Buzelli avait initiée en son temps. Dès les pages de garde, tout est dit ! Frezzato se montre plume à la main avec son encrier mortifère frappé d'une tête de mort, face aux eaux troubles du récit, dont émerge un personnage qui le happe... Une parfaite mise en abyme. Le choix des quatre nouvelles composant l'album révèle l'attirance de l'auteur pour les histoires fabuleuses de l'enfance (ce qu'il montrait déjà dans son Pinocchio).
La première image du premier récit, "La Rose", est une plongée dans la grande tradition Moebusienne, où le héros, tel un John Difool, nous entraîne dans sa chute parabolique. Une errance onirique préside aux mutations graphiques des compositions qui s'emboîtent et se succèdent, comme dans les dessins virtuoses de André Barbe. Le vol planant de l'homme plongeant dans le sexe, en forme de rose, de la femme, est une variation réussie sur L'origine du monde de Courbet, mais contée à rebours.
Dans "La Clef", une déclinaison allégorique sur le thème de l'amour rappelle que l'homme est né de la femme au sens mécanique du processus, mais que leur unité organique indissoluble explose dans un rapport amoureux à l'intensité contraire, et contrariée. Le récit suivant, "Le Parapluie", propulse le héros, devenu chapelier, dans le tunnel du Pays des Merveilles où Alice l'attend. Il la délivre des maléfices Lewis Carolliens, et la libère du sortilège de la fiction et de l'enfance, en la faisant grandir à sa taille d'adulte, puis en s'effaçant.
C'est la dernière histoire, "Le Petit Cochon", qui confirme la cruauté sous-jacente du monde réel qu'interroge Frezzato sous couvert de fiction, et qui dévoile l'envers du décor, l'enfer du sort de l'humain. C'est une parabole auto-accusatrice qui confirme que l'auteur, lucide, ne se donne jamais le beau rôle dans ses petits contes. Il est ici représenté en cuisinier d'un abattoir à cochons, autrement dit en arrangeur de récit qui saisit le vif pour le servir à sa façon, en fiction refroidie. Il met en scène sa propre fin grâce à une petite héroïne, si belle, si pure, juchée sur un porc bien vivant. Elle boit un élixir qui la nourrit et qui sert d'explosif pour détruire les lieux et son géniteur, le pauvre auteur, qui disparaît sous les yeux du spectateur... Frezzato, ou l'art du vertige.
Au service de la narration, un découpage audacieux marie l'illustration pleine page à quelques strips plus classiques, aux contours à bords perdus ou estompés. Ce dessin inspiré fait se succéder un franc détourage et des rendus de volumes à la craie grasse. Les couleurs contrastées et denses accentuent la tonalité fantasmatique de l'album, et permettent au lecteur de croire davantage en ces univers improbables où l'entraîne Frezzato.
Cavanna proclamait que les contes, fondamentalement, sont faits pour terrifier les jeunes lecteurs. Nul doute que Frezzato fut de ces enfants-là, pour avoir ainsi magistralement projeté l'ombre de ces histoires d'avant sur ses rêveries d'aujourd'hui
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