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arutsuna Matsumoto est un professeur de japonais à la retraite, vivant seul, séparé de sa femme. Il aime flâner dans les rues et prendre son dîner dans le même troquet. Tsukiko Omachi, à l’aube de ses trente-huit ans, célibataire endurcie, cuisine très peu pour elle-même. Lorsque son emploi du temps le lui permet, elle prend son repas du soir au comptoir du même bistrot. Une fois, par hasard, elle se trouve à coté d’un homme qui pourrait être son père. Il connaît son nom, il lui rappelle une de ses anciennes coiffures, d’autres attitudes et lui avoue même qu’il possède une photo d’elle. Cela fait plusieurs fois qu’il l’a voit dans ce troquet et ose enfin aborder celle qui fut son ancienne élève. Tsukiko le revoit sur l’estrade, professant son cours, mais ne se rappelle plus de son nom : elle l’appellera « le maître ». Ensemble, ils dînent de nombreuses fois, se racontent quelques anecdotes de leur vie, brisent une certaine solitude, établissent une harmonie, tout cela au fil de leurs rencontres fortuites. Quelque chose se tisse alors entre cette jeune femme taciturne et indépendante et le retraité rusé mais un peu vieux jeu.
Il est toujours difficile de résumer un album de Jirô Taniguchi tant le maître aime la contemplation. Ses travaux sont quasi identiques : lents, pudiques et harmonieux. Les Années Douces ne fait pas défaut à cette tradition. Ici pourtant, la subtilité de la plume est celle de Hiromi Kawakami, célèbre romancière au Japon, lauréate de nombreux prix, dont le prix Tanizaki en 2000 pour Sensei no kaban (Les Années Douces, littéralement : La sacoche du professeur). Cette utilisation d’une œuvre de Kawakami permet à Taniguchi d’introduire de nouvelles donnes dans ses compositions. L’un des personnages est un homme âgé, l’autre est une femme. Le mangaka a plutôt habitué son public à dessiner des jeunes hommes assez similaires. La figure féminine n’est souvent qu’anecdotique. Elle est pourtant centrale ici, bien que Tsukiko ait des manières quelque peu masculines.
L’architecture du récit est donnée par les différents chapitres de l’œuvre de Kawakami repris par Taniguchi. Comme à son habitude, ce dernier découpe son histoire en différentes saynètes plus ou moins indépendantes. La lecture se fait alors comme un roman, en plusieurs étapes, avec des haltes permettant d’apprécier ce qui vient d’être raconté. Ce n’est pas une avancée frénétique jusqu’à la dernière page pour savoir comment cela se finit, mais bien le partage d’un moment de la vie des protagonistes, une contemplation de leur quotidien, sans attente, sans précipitation et sans jugement. Que le récit se déroule en vingt-huit chapitres ou en trois, peu importe, il ne manque rien, il n’y a pas d’excès, pas de superflus, mais des personnages entiers, presque réels. Des épisodes comme autant de tranches de vie, ainsi pourrait-on qualifier les histoires de Jirô Taniguchi.
D’un point de vue graphique, peu d’étonnement. Le maître dans tout son talent. La nature prend encore une fois une place importante, les cerisiers, les ormes, les animaux, les éléments, tout ce qui est ressenti plutôt que vu. Chaque case raconte quelque chose : malgré la forte présence de la nature, cette dernière n’a pas une valeur décorative, mais narrative. C’est une donne constante chez Taniguchi. Le mangaka introduit également dans Les Années douces son goût pour la cuisine,Tsukiko et « le maître » passant le plus clair de leur temps attablés. Ces moments favorisent l’utilisation des plans américains et gros plans sur les acteurs qu’il aime mettre en scène dans des lieux récurrents pour les dépeindre de manière toujours innovantes.
Ce premier tome de l’adaptation du roman Les Années Douces, est un concentré de l’œuvre de Jirô Taniguchi. On y trouve toutes les qualités du maître et toute la redondance de son style qui ne convaincra jamais certains lecteurs.
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