L
es duègnes lui ont prédit un avenir magnifique à sa naissance. Habité par leurs voix, Guerrero est parti conquérir le Nouveau Monde. Capturé par des guerriers du Yucatán, il voit ses compagnons d’armes offerts en sacrifice à des dieux avides de sang. Pourtant la beauté du lieu, la simplicité des habitants, la bonté d’Ukmal, son maître, et de sa famille le touche profondément. Alors qu’il s’acclimate peu à peu à sa nouvelle vie, son âme est déchirée entre ses racines espagnoles et ce monde qu’il découvre un peu plus chaque jour. Son propre nom est un tourment : Guerrero, le guerrier, élevé pour combattre et tuer. Quel sera donc son choix ?
Dans ses Essais, Michel de Montaigne écrivait : « Chacun appelle ‘barbare’ ce qui n’est pas de son usage », en faisant, tout particulièrement, référence aux terres américaines (re)découvertes et colonisées au XVIème siècle, ainsi qu’à leurs populations si étranges et différentes aux yeux européens. Ce premier tome de Guerrero révèle lui aussi ce regard soupçonneux que l’on porte sur ce qu’on ne connaît pas puis la façon dont il peut évoluer. Pour ce faire, Richard Marazano (Cuervos, Le Complexe du chimpanzé, Chaabi, Blue Space) choisit l’exemple d’un Castillan venu pour conquérir un territoire et qui se trouve conquis par celui-ci. Le Guerrero du récit est un personnage historique, un Espagnol naufragé au large du Yucatán en 1511 et recueilli par une tribu indienne avec laquelle il a vécu jusqu’à ce que Cortés le retrouve en 1519. Un de ceux qui, par leur union avec des autochtones, ont initié le métissage de deux continents.
L’histoire se déroule au rythme de la rencontre de deux mondes et de la compréhension qui, peu à peu, se fait jour chez l’Ibérique. A l’horreur engendrée par les sacrifices sanglants des prisonniers qui périssent en haut des pyramides sous le couteau d’obsidienne succède l’étonnement face à un univers inconnu, un chatoiement de couleurs inouï, une douceur de vivre exceptionnelle. Effleurant la corde de la sensibilité, Marazano parvient à transcrire avec force et justesse cet apprentissage mutuel entre l’étrange étranger blanc et ces Mayas impénétrables. Parallèlement à son acclimatation progressive, les interrogations de Guerrero, d’abord nombreuses, se dispersent avant de s’effacer en fin d'album. Elles prennent la forme d’un chœur de duègnes. Toutes de noires vêtues, pareilles aux sorcières de Macbeth, elles lui rappellent sans cesse ses origines, le persécutent de leurs cris et de leurs accusations. La mise en scène très théâtrale liée à leur apparition s’apparente fortement aux pièces des plus grands dramaturges de la Grèce Antique.
L’impression que ces femmes font est d’autant plus grande que Camille Legendre (La Colère d’Achille) les représente dans leurs vêtements sombres sur un fond gris – celui de la mémoire ou de la stérilité de leur intransigeance aveugle ? Leurs visages pâles déformés évoquent le personnage hurlant de Munch, tandis que les Mayas et Guerrero se détachent et s’animent dans les ocres, les bruns et les rouges flamboyants du Nouveau Monde. Formidable peintre, Legendre rend magnifiquement la noblesse des traits mayas, l’intensité de la violence et la douceur infinie de cette terre. Ici le lecteur reconnaît les panaches de plumes qu’affectionnaient les Amérindiens, là les ébauches et esquisses de quelques monuments précolombiens. C’est une fresque mouvante et vivante qui se déroule pour le plus grand plaisir des yeux.
L’étranger est le splendide premier volet d’un diptyque qui s’annonce très prometteur. A ne pas manquer, ne serait-ce que pour le graphisme !
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