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ans un petit village des Ardennes belges, à quelques encablures de la frontière française, douaniers et contrebandiers jouent au chat et à la souris. Et c'est à celui qui sera le plus malin pour tromper la vigilence de l'autre. A ce petit jeu, les femmes ont plus d'un atout à faire valoir... de quoi faire tourner en bourrique les hommes en noir, prêts à tout pour mettre la main sur leurs seins de café...
Jean-Claude Servais, auteur magique, auteur à part, qui a toujours eu pour ambition de retranscrire dans ses albums cette nature qui lui est si chère. Balade en forêt un soir d'été, course folle pour échapper à la maréchaussée ou séquence d'amour tendre au bord d'une clairière baignée de soleil... peu importe le décor car le résultat est le même, celui d'une ambiance où tout paraît réel, naturel, comme s'il avait lui-même eu chaque scène sous les yeux pour en restituer l'émotion avec tant de force et d'ardeur. Oubliés les clichés qui peuvent être associés à de telles images, tant les personnages parlent ici d'amour vrai et de préoccupations on ne peut plus sérieuses. Car si hommes et femmes jouent à cache-cache, ce n'est pas comme des enfants passant un bon moment sans arrière-pensée, de ceux qui font l'insouciance de leur jeune âge. Non, les conséquences sont autrement inquiétantes : le bagne, l'abus de pouvoir... la remontrance a des airs de peine capitale... Et quand la guerre s'en mêle, quand les intérêts de forces supérieures s'ajoutent aux rancœurs propres à ces petites bourgades isolées où chacun cultive ses amitiés autant que ses inimitiés, c'est la folie, démesurée, qui peut faire d'un coin de paradis le cadre d'un véritable drame humain.
Y aurait-il tout cela, dans les histoires de Jean-Claude Servais ? Oui, et bien d'autres choses encore. Tout ne passe pas par la parole, bien sûr, tant le texte sait se faire rare pour laisser la place à une nature qui véhicule mieux que n'importe quel personnage les émotions propres à l'être humain. Le silence, l'introspection, les temps morts entre deux scènes... autant d'artifices qui permettent au lecteur de lui-même combler les trous et de s'inventer sa propre histoire. L'impression qui en résulte est celle d'un récit parfois décousu, comme une succession d'instantanés où ce qui est dit est aussi important que ce qui ne l'est pas. L'important, ce sont les regards, les non-dits... c'est ce qu'il y a entre les cases. Car c'est toute l'humanité qui s'y retrouve, avec ses forces et ses faiblesses, sa part d'amour ou de haine et sa volonté de survivre malgré tout, malgré toutes les épreuves de la vie.
La mémoire des arbres, c'est dans cette collection qu'est d'abord paru Les seins de café. Un titre fantastique qui laisse à la nature le plus beau rôle, celui de se souvenir de toutes ces petites tranches de vie qui font notre patrimoine. Toutes ces traditions, parfois oubliées, que quelqu'un comme Jean-Claude Servais, de la même manière qu'un Didier Comès ou un René Hausman, s'attèle à garder vivantes pour les leçons qu'elles contiennent. La bande dessinée est certainement l'un des très bons moyens de rendre toujours vivace une légende populaire car elle trouve son origine dans ce même terreau, auprès d'un peuple qui a toujours aimé s'asseoir au coin du feu pour suivre avec passion le récit de la vie de ses pères. C'est dans cette lignée qu'un tel auteur se profile, et c'est une raison suffisante pour lui prêter une place de choix dans sa bibliothèque... et surtout dans son cœur.
Ce n'est pas la meilleure des nouvelles que Servais a pu écrire. Cela n'en demeure pas moins agréable à lire. La nature des Ardennes est toujours aussi sublime. Ici, il est question de contrebande, notamment de café qu'on cachait scrupuleusement entre les seins des femmes. Pour ma part, je me suis étonné qu'un tel article pouvait faire l'objet de marchandises âprement recherchés par des douaniers un peu trop zélés. Mais passons...
Par ailleurs, ce n'est pas la première fois que Servais joue sur le thème de la frontière entre la France et la Belgique tout en se servant des histoires de brigandages. J'ai l'impression d'assister à un mixage de toutes ces histoires.
Je n'ai pas trop apprécié le manichéisme de l'histoire avec ce grand noir totalement méchant qui bascule même du côté des allemands durant le conflit de 1914 qui a fait basculer cette région dans le giron des envahisseurs. C'est vraiment excessif jusque dans les dialogues. Plus de subtilité aurait été souhaitable...