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n 1979, Etienne, employé comme greffier dans une prison de Bruxelles, a 29 ans. Il est séparé et père de deux enfants qu’il ne voit plus. Solitaire, c’est dans la boisson qu’il trouve un compagnon de route pour affronter, ou à tout le moins s’évader, d’une existence qui ne le satisfait pas. Cela influe tout naturellement sur son comportement, ce que sa hiérarchie ne manque pas de lui faire savoir. Le contrat de travail est rompu, plus rien ne le retient. Le choix d'en finir un temps envisagé, c’est une brutale puis longue descente vers la clochardisation qui s’amorce.
La couverture ne laisse aucun doute, il s’agit du parcours d’un homme seul, titubant vers les méandres d’un avenir des plus incertains. Le contenu est à l’avenant : sombre. Le noir est omniprésent, parfois sous forme d’ombres chinoises, et ne cède que peu de terrain à un gris d’une profonde tristesse. Quels sentiments expriment cette mise en couleur ? Colère sourde, amertume, ... Parfois le dessin varie, se mettant au diapason d’instants d’abandon où les corps, désarticulés, se donnent en spectacle et expriment maladie et déchéance. Terriblement constant dans un mode volontairement brouillon et haché, le trait révèle l’anonymat de ces visages émaciés, inévitablement assimilés à la zone. C’est d’une autre époque dont il s’agit, le terme sans domicile fixe n’était pas encore d’usage, mais le chemin emprunté par Etienne ne dénoterait pas dans notre paysage actuel.
Dans ce récit autobiographique, l’auteur explique sa décision de conserver une certaine pudeur quant à l’approche de son sujet pour éviter, notamment, de sombrer dans une exhibition sordide. Il est intéressant de noter que cette prise de position initiale est identique à celle du mangaka japonais Hidéo Azuma qui, dans Journal d'une disparition, aborde un vécu similaire. Mais, alors que ce dernier avait un œil presque goguenard sur cette phase de sa vie, le traitement d’Amères saisons est d’une froideur absolue, comme dépouillé de toutes formes de sentiment, vidé d'émotion. La lecture s’en ressent, ce livre n’a pas été écrit pour le lecteur, mais bien parce qu’Etienne Schréder en ressentait intimement la nécessité. Cependant, la qualité de ce récit peut venir du recul pris par son auteur qui l’a laissé macérer de longues années avant de s’y attaquer franchement. Issu d’un environnement social qui l’a pourvu en repères, ses éclairs de lucidité sont sidérants, voire inquiétants. La conscience qu’il a de sa différence et le jeu trouble qu’il entretient avec ses compagnons d'infortune, sans en être vraiment dupe, sont des plus perturbants. Surtout quand l’absence totale de volonté, si ce n’est par sursauts, semble indiquer qu’aucune rémission n’est possible.
Avec une toute autre approche que celle de Charles Masson qui racontait une histoire sur la durée d'une nuit dans Soupe froide, Amères saisons narre la longue et lente dérive d’un alcoolique et trouve son intérêt dans le regard que lui porte son auteur.
Étienne Schréder raconte ici la descente aux enfers qui a marqué sa jeunesse. Alcoolique de son état, il perd son travail. C’est alors la rue et la clochardisation qui l’attendent, sans véritable espoir d’en sortir un jour.
Le lecteur suit son parcours avec une certaine horreur, entre pitié et impuissance, et repense à ces innombrables SDF qu’il croise dès qu’il met les pieds en ville. Portrait du monde actuel qui ne cesse de générer des exclus, le livre repose non seulement sur un propos très intéressant, mais aussi sur un dessin en noir et blanc qui happe le lecteur pour ne plus le lâcher. L’ambiance souvent très sombre qui en ressort souligne à la perfection le sort peu enviable d’un jeune homme pourtant brillant.
Amères saisons... le titre en dit déjà très long...
Etienne Schréder nous livre là le travail de plusieurs années avec son véritable récit autobiographique. Ciselé, ce petit bijou de la BD procure un plaisir immense à la lecture.
Tout commence par la dégringolade d'Etienne qui, alcoolique depuis plusieurs années, s'enfonce petit à petit dans la pauvreté et le vagabondage. "Inadapté parmi les marginaux, marginal parmi les gens normaux", l'auteur nous livre une partie de son histoire faite de rencontres, d'allers-retours en France et en Belgique au gré des vents, de cures de désintoxication et de rechutes...
Le fil conducteur de ce roman dessiné est le noir. Le noir et blanc de son dessin, tout d'abord, très pur, très stylé, sans fioritures mais terriblement émouvant.
Le noir des idées de l'auteur pendant cette période de sa vie, la souffrance transpirant au moindre mot, mots choisis et étudiés longuement avant d'être couchés sur la feuille de papier.
On en ressort bouleversé, changé, et la vue d'un "Etienne" dans la rue nous renvoie immédiatement au roman. Véritable rédemption pour l'auteur, on le sent, ce roman est à conseiller à tous dès l'adolescence et pourrait même faire l'objet d'avertissement pour ceux qui flirtent avec la dépendance ou, plutôt, pour ceux qui sont "sur une mince frontière entre ordre et désordres".
Chapeau!