S
cipion Nisimov est un oiseau de type échassier à noeud papillon et cigarette au bec. Particularité (ce qui précède est ordinaire) : se promène très souvent dans la nature et plus encore dans sa tête. Deux évènements vont changer sa vie : sa rencontre avec Tchavolo le gitan qui lui donne le goût de la musique et sa rupture avec Daphné qui lui ôte le goût de vivre.
A l'été 2003, Betty blues avait révélé le talent de Renaud Dillies. L'histoire de ce canard trompettiste amoureux et désespéré avait ému, fait sourire et donné une furieuse envie de ressortir ses vieux disques de jazz et de blues. L'occasion était donnée de découvrir un style graphique unique présenté dans un album grand format qui inaugurait une collection à part chez Paquet, Blandice. Quelques mois plus tard, l'album recevait le Prix du premier album à Angoulême, récompense on ne peut plus méritée.
Trois ans et deux albums plus tard, voici donc Mélodie au crépuscule et rien ne semble avoir changé. Le sujet n'est pas fondamentalement différent et l'on retrouve les thèmes qui semblent chers à l'auteur : la musique, le blues - au sens large - qui trouve ses racines dans la déception amoureuse, la ville étouffante, une bureaucratie aliénante et imbécile. Tout n'était pas dans Betty blues, mais en ayant lu Sumato et Mister Plumb (scénario de Régis Hautière), difficile de ne pas trouver un air de déjà entendu à cette Mélodie. Une déception ? Ce serait exagéré. Il y a de quoi se réjouir avec l'initiation de Scipion le gadjo à la musique tzigane, celle qui vient du cœur et de l'âme et qui ne se lit pas sur une partition. En soi, le discours est on ne peut plus proche de celui de Joann Sfar dans Klezmer. Les errements de la pensée de l'emplumé sont également une source plaisir qui font oublier une dernière partie qui peut laisser dubitatif.
Mais le plaisir vient surtout de cette patte (pas le membre qui supporte le corps cette fois), ce trait qui s'il a convaincu une fois, incitera à lire n'importe quelle histoire. Jamais de ligne réellement droite, multiples volutes aériennes, courbes distordues en liberté. Un gaufrier à 6 cases avec lequel l'auteur joue à l'envi comme d'un puzzle vivant lorsqu'il a envie de s'offrir des pleines pages à certaines images ou pour casser ou hausser le rythme d'un découpage qui d'ordinaire multiplie les ruptures et les angles de vue. Les délires fantasmagoriques de Scipion trouvent alors des écrins (cadres, ornements, halos) idéalement mis en couleur par Christophe Bouchard. Cela fera sans doute beaucoup de compliments mais lorsque le charme opère...
Cette Mélodie au crépuscule risque de laisser finalement tiraillé entre deux sentiments contradictoires. Comme lorsque l'on écoute le nouveau disque d'un artiste adulé : le son est immédiatement identifiable, le tempo familier, la tessiture inchangée, le savoir-faire indiscutable. Pour jouer dans le rapprochement délicat réservé à un groupuscule, Mélodie c'est comme le récent Morph the cat de Donald Fagen, sur le coup, il manque une touche d'originalité. Ce qui n'empêchera pas de le repasser encore et encore et d'acheter le suivant, celui de la surprise. The song remains the same...
Voilà une belle et magnifique mélodie
Scipion Nisimov, volatile en sursis
Il se promène souvent dans la nature
En quête de nouvelles aventures.
Il croisa la roulotte d'un gitan
Tchavolo Naguine, voyageur bien vivant
Il vient de l'Inde et va à la rivière
Tantôt pêcheur, tantôt musicien fier.
Infidèle Daphnée qui préfère le taureau au poisson
Coup de massue et déprime sur la raison
Rien de mieux que de se mettre au violon
Refaire surface et être au diapason.
Souhaite-t-il jouer de cette musique ?
Il lui faudra beaucoup de pratique
Le camping n'est pas le terrain idéal
Reprendre la route et être en cavale.
Du ramoneur sur un toit brûlant
A la quête d'un ami passionnant
Mais au final, cela fera bien des émules
Que cette mélodie au crépuscule.
C'est vrai que de loin, ça pourrait faire penser à du Trondheim (trait plutôt naïf, personnages animaliers, ambiance farfelue ...). Mais une fois ces points communs observés, on se rend bien vite compte que cet album a sa propre originalité.
MELODIE AU CREPUSCULE est un récit plein de sensibilité, qui procure un doux sentiment d'évasion à la lecture, une échappée agréable qui nous permet de nous déconnecter un temps de la réalité. Ca parle d'errance joyeuse sur les routes, de pêche à la ligne au bord d'une rivière, de nuit à la belle étoile à trinquer autour d'un feu de camp ou à jouer du jazz manouche avec un vieux violon dézingué, de déception amoureuse, de la vie à la ville et de ses absurdités, etc.
Tout ça est joliment mis en image par un dessin plein de caractère, un rien biscornu, qui possède beaucoup de charme. Et le découpage classique en gaufrier, loin d'amener de la monotonie, offre au contraire quelques pages sublimes, pleines de créativité.
Une bien jolie mélodie dont vous pouvez vous imprégner sans souci les yeux fermés ...
Renaud Dillies à un style bien à lui: de loin on pourrait dire que c'est dans la même famille que Lewis Trondheim mais de près, la seule ressemblance réside dans le fait que les personnages sont des animaux. Sa méthode narrative, non dénuée de dérision, mélange la description "technique" des personnages destinée aux lecteurs, des idées graphiques tout à fait originales (voir - Spoiler ! - le monde qui s'écroule au propre et au figuré autours de Scipion quand il découvre que sa compagne le trompe) et des récitatifs sous forme d'enluminures, voire même de fronstispices (allez voir au dico, béotiens ! ;-)) . Ce mélange est propre à Dillies, et cela donne une dimension tout à fait particulière à ses albums.
Après le désopilant Mister PLumb, lapin (pardon ! plombier !) de son état, "Mélodie au Crépuscule" est beaucoup plus intimiste, avec quelques points communs avec Betty Blues. Scipion, bel échassier voyageant beaucoup (surtout dans sa tête) se retrouve sans amour, trompé par sa belle qui s'envoie en l'air avec un pachiderme. Voilà de quoi le mettre l'esprit sous une chape de plomb (et rebelotte pour la représentation graphique de cet état !). C'est la musique qui le sauvera, grâce aux encouragements de Tchavolo, gitan de passage et vaguement musicien lui aussi, et le voilà parti pour une belle petite aventure. Mais comme on l'a dit, Scipion voyage surtout dans sa tête, et je me garderai de "spoiler" l'album davantage, qui est à découvrir absolument ! Seule petite déception (sinon je mettais 10/10): la fin en... queue de poisson. Mais comme le poisson intervient lui aussi on peut y voir une des multiples métaphores graphiques du génial Renaud Dillies.
Cap sur Angoulème ?